1909/1910 : La révolte des ouvriers tullistes à Serrières-de-Briord (Ain)
La première grève régionale des ouvriers tullistes a lieu à Lyon, en février 1906. Un lundi matin, 20 000 grévistes ne rentrent pas à l’atelier. Ils réclament :
- La révision des tarifs ;
- La suppression du travail de nuit ;
- La journée de dix heures.
[La grève se terminera 4 mois plus tard car les patrons acceptent la journée de 10 heures et le repos du dimanche.]
Des délégations se rendent à la Tour-du-Pin (Isère), Saint-Vallier (Drôme) et Serrières-de-Briord (Ain), pour convertir les tullistes de ces communes à la grève. Mais ce sont d'abord les ouvriers tullistes d’Ambérieu qui se solidarisent avec leurs camarades lyonnais en votant la grève générale à l’unanimité. A Serrières, les ouvriers sont plus frileux. Ils se sont déjà mis précédemment en grève à deux reprises pour empêcher une diminution de salaire que le patron voulait leur imposer. Ils attendront deux ans avant de se décider à suivre le mouvement.
L’usine de tulles de soie de Serrières est dirigée par Claude Boucharlat (1870-1952), 38 ans, un très chrétien patron qui emploie 120 ouvriers et ouvrières. Le régime qu’il leur impose n’a rien d'évangélique. Les cadences sont infernales, le salaire ne suit pas, et il exige de ses employés une soumission totale. (Il leur impose par exemple de lire le journal catholique La Croix de l’Ain sous prétexte que tous les autres journaux sont mauvais.) S’il faut en croire les saintes écritures, Jésus a dit : “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front”. Boucharlat retourne la devise et dit : “Je gagnerai mon pain à la sueur du front des autres”. Mais en cette fin d’année 1908, “les autres” estiment qu’il y a une limite à l’exploitation patronale. Ils ont faim, froid, ils sont fatigués. En ce mois de décembre, une contremaîtresse, ancienne nonne défroquée, inflige injustement une retenue sur la paye d’une jeune ouvrière bobineuse pour un motif des plus futiles : avoir laissé tomber une bobine, chose qui arrive fréquemment à tout tulliste. Ses collègues tullistes se solidarisent, font des démarches auprès de la contremaîtresse, la supplient de revenir sur sa décision. Peine perdue ! Comprenant qu’elles n’obtiendront rien, elles se rendent au bureau de Boucharlat. Même insistance, mais il ne veut rien entendre non plus. Il fait même mieux : il renvoie l’ouvrière punie ! Face à cette injustice, toutes les bobineuses quittent l’atelier. Boucharlat fait alors arrêter l’usine et réunir tout son personnel. Il leur fait un sermon digne du patron qui veut que toutes les consciences s’abaissent devant lui. « Je ne veux, dit-il, plus aucune réclamation. Tout esprit de révolte, tout mauvais propos seront punis d’un renvoi immédiat ! ».
Des voix s'élèvent parmi les travailleurs. Elles expriment le droit à être traitées avec dignité. Les ouvriers ne veulent plus être considérés comme des esclaves, ils expriment le besoin de pouvoir jouir un peu plus de la vie. Des discussions poussées s'ensuivent. La grève est votée à l’unanimité le 11 décembre 1908. Les revendications des grévistes sont modestes : ils ne retourneront à l’usine que lorsqu’ils seront considérés comme des humains et non plus comme des machines. Ils demandent la réintégration de l'ouvrière renvoyée. Excédé, Boucharlat coupe court à la discussion et décide immédiatement la fermeture totale de l’usine.
A la mi-janvier 1909, les ouvriers et ouvrières tullistes en sont à leur cinquième semaine de grève. Les revendications des grévistes restent sans réponse. Boucharlat refuse d’accorder la moindre satisfaction à ses ouvriers qu’il qualifie de “brebis galeuses”, et refuse également d'entamer toute négociation susceptible d’aboutir à une entente. Il laisse entendre qu'il ne rouvrira pas son usine avant trois mois. Cette mesure de rigueur s’accompagne d’une menace à ne pas reprendre les ouvriers qui sont à la tête de l'organisation syndicale. Mais cette intimidation n’a pas le don d’émouvoir ces derniers. Ils savent très bien que ce n'est que groupés et solidaires qu'ils peuvent prétendre obtenir et surtout conserver ensuite les avantages que leur concédera la victoire finale.
Un ouvrier s’exprime dans un courrier adressé à L’Éclaireur de l’Ain, paru le 10 janvier 1909 ; il est signé “Une brebis galeuse” : “Quel beau langage empreint d'humanité pour un homme qui rêvait, au mois de mai dernier, de devenir maire de la commune, et qui aujourd'hui ne craint pas, pour des motifs tout à fait futiles, de vouloir réduire à la misère quelques familles ouvrières qui n’ont d’autres ressources que le produit de leur travail. Peu lui importe que les enfants des prolétaires soient à la merci des froidures, puisque les siens, dans leurs chaudes fourrures, bravent la rigueur des hivers ! L’ouvrier et sa famille n'auront à leur repas qu’une faible portion de pommes de terre, mais lui, en revanche, achètera du bœuf, et du bien tendre, pour donner à ses chiens ! Et par les jours ensoleillés, dans une automobile luxueuse, il effectuera les plus formidables randonnées. Peut-on avoir plus de mépris et de dédain pour les travailleurs ? Les camarades du Syndicat Lyonnais ont déjà fait l’offre de venir en aide pécuniairement à leurs frères de travail qui luttent pour la bonne cause. Les plus nécessiteux peuvent donc être assurés qu'ils seront préservés du froid et de la faim, sur lesquels, pour les contraindre, compte leur exploiteur. Camarades tullistes de Serrières, pas de divisions ! Serrons les rangs ! Ne craignons pas les menaces du patron. Restons groupés sous les plis du drapeau syndical, et la juste cause des humbles ne tardera pas à triompher.” Mais ce que ne dit pas dans sa lettre cette “brebis galeuse” affamée, c’est que Boucharlat va encore plus loin dans la provocation. Il se fait construire un château à deux pas de l’usine ! Belle preuve de mépris envers ses ouvriers qui peinent à joindre les deux bouts. Cela ne lui portera pas chance, on le verra plus loin.
Le château de Boucharlat. |
Le 11 février 1909, les ouvriers et ouvrières tullistes en sont à deux mois de grève. Toutes les menaces patronales ainsi que l’attitude vraiment singulière de M. Boucharlat n’ont pas le don de les émouvoir. Le Préfet de l’Ain convoque le comité de grève et Boucharlat pour un entretien de conciliation. Ce dernier ne juge pas utile de s’y rendre. Le lendemain, il fait poser des affiches dans le village stipulant que ceux qui ne veulent pas perdre leur place doivent se dépêcher de se réinscrire pour retourner travailler. Dans le cas contraire, les grévistes seront remplacés par de la main-d'œuvre étrangère. Il téléphone ensuite au préfet afin qu’il lui envoie une compagnie d'infanterie. Le préfet, croyant Serrières en révolution, contacte aussitôt le maire de la commune qui lui répond que les deux gendarmes de la brigade de Villebois sont bien suffisants pour rétablir l’ordre qui n’a d’ailleurs jamais été troublé. (😎) Les ouvriers répondent à cette nouvelle provocation en décidant de ne pas abandonner la plus petite parcelle de leurs réclamations, mais au contraire, d’en exiger de nouvelles. Ils prennent la décision de ne réintégrer l’atelier qu’après avoir obtenu, comme tous leurs camarades des grandes entreprises, la journée de dix heures dont ils ne jouissent pas encore. Ils demandent également le renvoi de la contremaîtresse tyrannique et insolente. Ils sont exaspérés par l’arrogance et les façons tranchantes avec lesquelles Boucharlat répond aux demandes, même les plus modestes. Ce dernier fanfaronne : il raconte à qui veut bien l’entendre qu’en agissant de la sorte, il pourra désolidariser plus facilement les militants et démolir du même coup le syndicat. La “brebis galeuse” rédige un nouveau courrier, toujours paru dans L’Éclaireur de l’Ain : “Nous sommes certains que la ténacité des camarades ne permettra pas que l’on désagrège l’organisation qu’ils se sont donnée, et ils comptent pour cela sur la fermeté et l’union de tous. Nous le savons, la grève n'est pas un sport bien agréable, c’est la phase aiguë de la lutte ouvrière. Mais elle est la seule forme actuelle de résistance à l'oppression de la classe dominante. Nul doute qu’il y ait eu, de la part des ouvriers et ouvrières, de durs sacrifices et même des privations à supporter, surtout en ce moment, au plus rigoureux de l’hiver. Mais pour que la victoire dans cette lutte soit acquise à bref délai, il faut que tous restent bien groupés, et qu’il ne se produise aucune défaillance. Ce sera là une nouvelle et significative manifestation de l’éveil de la conscience de classe des travailleurs tullistes de Serrières-de-Briord.” Boucharlat, toujours peu enclin à la souplesse, décide cette fois d’utiliser la jeunesse catholique pour briser la grève. Il demande de l’aide à son ami le curé afin qu’il lui fournisse des jeunes gens qui travaillent, mangent et logent dans son usine. Malgré ce stratagème, les ouvriers tullistes maintiennent leurs revendications. Le syndicat des tailleurs de pierre de Serrières leur vient en aide en leur octroyant une somme de 30 francs. Le syndicat de l’Ameublement leur donne 5 francs.
En mars, la grève qui s’est jusqu’à présent déroulée dans le calme connaît ses premiers incidents. Un contremaître qui se rend à l’usine, se livre à des voies de fait sur une ouvrière gréviste et sort un revolver. Il reçoit une pierre en pleine tête qui ne le blesse pas gravement. Un homme de 77 ans tire ensuite un coup de fusil sur d’autres grévistes sans blesser personne. Plus de peur que de mal, mais ces petits débordements dus aux anti-grévistes suffiront à jeter l'opprobre sur les tullistes dans les journaux conservateurs.
En août 1909, les ouvriers et ouvrières tullistes en sont à 8 mois de grève. Boucharlat renvoie certains grévistes sans leur régler le solde qui leur est dû. Dans le même temps, il annonce qu’il va “disperser” son usine en plusieurs endroits. Il envisage de faire construire une usine à Belley, près de la gare de marchandises mais n’indique pas où il compte installer le reste du matériel. Le but de cette combinaison étant de s’assurer la sécurité du lendemain…
Le 11 décembre 1909, les ouvriers et ouvrières tullistes en sont à 12 mois de grève. Pour cet anniversaire, les membres de la liste électorale de Boucharlat placardent des affiches sur les murs de la commune dans lesquelles ils traitent les grévistes de renégats.
Le 15 mars 1910, les ouvriers et ouvrières tullistes en sont à 15 mois de grève. Boucharlat leur demande une entrevue. Les grévistes, confiants, le croient revenu à de meilleurs sentiments. Mais c’est mal le connaître. La discussion coupe vite court, Boucharlat garde son attitude hautaine, aucune conciliation n’est possible. Mais peu après il se ravise et rouvre son usine. Les coupures de presse ne disent pas quel fut l’objet d’un tel revirement.
Les tullistes renvoyés en août l’assignent alors au conseil des prud’hommes de Villebois. Peu après, le tribunal de Commerce de Lyon met son usine en liquidation judiciaire. Boucharlat ne crâne plus et apprend à ses dépens ce qu’il en coûte de vouloir imposer des habitudes dignes des autocrates du temps passé.
L'usine de tulles aujourd'hui : distribution pour professionnels de cycles et d'accessoires de vélos. |
remplacer les ouvriers teinturiers lyonnais en grève !! 😱
(Citadelle imprenable !)
L’Humanité du 17 février 1909, du 26 février 1909.
La Dépêche d'Eure-et-Loir du 10 mars 1909.
ou peut-on trouver le récit de cette histoire
RépondreSupprimerBonjour déjà, toutes les infos qui sont dans l'article ont été trouvées dans les sources citées à la fin. Pour un récit complet, je ne sais pas, il faut faire des recherches. :) Bon dimanche.
SupprimerMerci pour ce récit j habite à Serrieres et ce chateau m a toujours fasciné mais je n en connaissais pas l histoire bonne soirée
RépondreSupprimerBonsoir et merci d'être passé par ici. Peut-être que ce château vous dévoilera encore d'autres secrets !
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