Gabriel Vicaire, le poète des émaux bressans



Je l'ai déjà dit, mais ce qui me motive lorsque je pars en balade photographique ce n'est pas seulement la recherche de traces du passé, mais aussi de choses, de lieux, qui vont me permettre de me cultiver un peu. Car à quoi cela sert-il de jouer à faire clic-clac avec son appareil si l'on ne cherche pas à en savoir plus sur le sujet photographié ? En l'occurrence ici, j'ai découvert à Ambérieu-en-Bugey, la maison familiale de Gabriel Vicaire (1848-1900), un poète bressan né à Belfort dont je n'avais jamais entendu parler. Chouette trouvaille donc, qui m'a permis d'apprendre que Gabriel Vicaire était avocat et qu'il a renoncé à ce métier pour se consacrer entièrement à la poésie. L'heureux homme ! En plein symbolisme, il s'est opposé à toutes les recherches poétiques à la mode et à fait figure d'homme heureux et sensuel auprès des "décadents tourmentés". Il s'est rattaché à une tradition de poésie facile, où se chante un accord profond avec la nature, avec la nourriture, le vin et l'amour. Originaire du Bugey par son père et de la Bresse par sa mère, ce sont les richesses de sa province qui l'ont inspiré dans Émaux bressans (1884), L'Heure enchantée (1890), Au bois joli (1893), Le Clos des fées (1897). 
Le recueil Emaux bressans a été salué unanimement par la critique littéraire, les poètes reconnus du moment, les éditeurs et le public. C'est ce qui lui a permis de rencontrer Paul Verlaine avec qui il a entretenu des relations amicales, voire familières. Mais, plus que par sa poésie, Vicaire est connu pour un pastiche de la poésie décadente. Sous le pseudonyme d'Adoré Floupette, il publie en 1885 Les Déliquescences, où il se livre à une parodie pleine d'humour des thèmes décadents. 

L
e Figaro écrit à son propos (au moment de sa disparition, le 23 septembre 1900) : « Gabriel Vicaire, que quelques esprits mal renseignés, du vivant de ce tendre et gaulois poète, ont feint de prendre pour un simple poète de clocher, vient de mourir, après une longue et cruelle maladie, dans une maison de santé du parc Montsouris. Gabriel Vicaire, né à Belfort (Haut-Rhin) en 1848, où son père était receveur de l'enregistrement, passa son enfance en Bresse et dans le Bugey où il fut reçu avocat. Cet adorable (souvent admirable) poète, à la fois primitif et fin de siècle, entra dans la vie littéraire avec un volume dont le succès fut tel qu'il devint presque nuisible à l'auteur. Vicaire fut désormais, pour tous, le poète des émaux bressans. Vicaire est mort entouré des soins de son cousin Georges Vicaire, le directeur du Bulletin Bibliographique, et du docteur Comart, tous deux admirables de dévouement. Les obsèques de Gabriel Vicaire ont eu lieu à Saint-Jacques du Haut-Pas. La famille a emporté pieusement la dépouille du poète dans la Bresse, vers ce cimetière d'Ambérieu qu'il a si délicieusement rendu populaire ». (Petite remarque au Figaro, Ambérieu n'est pas en Bresse, mais dans le Bugey).

Jean Carrère, ami de Gabriel Vicaire raconte une anecdote dans Les Annales politiques et littéraires du 26 octobre 1902 : « Lorsque Gabriel Vicaire fut décoré, on se réjouit, dans le monde des lettres, de cette croix si bien gagnée. On offrit un banquet au nouveau chevalier. Et celui-ci, grisé par la joie et l'émotion, encore plus que par le Champagne, dit aux quelques vieux amis qui l'escortaient dans la rue :
 — Je sais, à Montmartre, une maison où il y a du chambertin, vous allez voir !
Et on le suivit, héroïquement, à Montmartre ; puis, de Montmartre à Batignolles ; puis, des Batignolles, on revint au Quartier, et, finalement, ne pouvant le décider à rentrer, il fallut le suivre aux Halles. Peu à peu, pourtant, l'un après l'autre, à l'anglaise, les amis se défilaient par des rues obscures, si bien qu'entre cinq et six heures, je restais seul avec Vicaire, exalté et radieux. Il montait, à ce moment-là, dans un restaurant de nuit, la gamme complète des vins d'Anjou, et son âme exultante s'épandait en de mirifiques proclamations :
— Je vais refaire la poésie française, disait-il ; je prends, dès ce jour, la direction de toute la littérature. Toi, mon bon Carrère, le plus fidèle de tous, je te nomme mon grand chancelier !
 — Oui, mon vieux, j'accepte ; mais, en attendant, si tu allais te reposer !
Cahin-caha, appuyé sur mon bras, il descendit l'escalier du restaurant; et nous débouchâmes en pleines Halles, tandis que l'aube teintait de rose les tas de choux. Moment tragique ! Vicaire, en pleine ivresse des grandeurs, voulut marcher sur ces tapis de verdure, jetés par la foule sur ses pieds triomphants. Et les commères l'accueillirent avec de spéciales acclamations :
— Sale poivrot ! tu n'as pas honte d'être encore là ?
— A l'eau, l'ivrogne !
— Ohé, la trogne rouge ! Tu veux de la glace ?
Le poète, imperturbable, quoique vacillant, ne répondait que par cette affirmation hautaine :
— Je... suis... Vi... caire ! ! !
— Oh ! là ! là ! il se dit vicaire ! Eh ! va donc ! sale défroqué !
Tout à coup, une des mégères aperçut sur la boutonnière du pardessus, flamboyante, large, toute neuve, une bande de soie écarlate ; et, comme si son indignation patriotique se fût réveillée devant la profanation subie par l'immaculé symbole de l'honneur :
— Tu n'as pas honte de t’être fourré la croix des braves pour faire tes cochonneries ?
Je la repoussais de mon mieux, quand un agent survint :
— Tenez, monsieur l'agent, voilà un poivrot qui se dit curé et qui s'est collé un ruban de la Légion d'honneur ! Si c'est pas honteux !
— Je suis... Vicaire ! proclamait l'autre.
— Allons ! circulez ! que je vous dis. Et puis, vous, enlevez-moi donc ce ruban tout neuf que vous avez mis pour la rigolade. Ça n'est plus à faire, à cette heure.
Et, comme nous protestions :
— De quoi ? De la rouspétance ? Ouste, au poste !
Et, suivis par la foule en joie, nous fûmes conduits au commissariat de la rue des Prouvâmes, où on nous jeta violemment devant le jeune secrétaire du quartier. Celui-ci lisait justement un journal du matin, où Montorgueil racontait tout au long la manifestation littéraire de la veille.
— Tenez, monsieur le secrétaire, voilà un poivrot qui se dit ecclésiastique et qui s'est fourré une décoration illégale. Voyez, c'est tout neuf !
— Je suis Vicaire ! criait l'autre.
Le secrétaire regardait, sans comprendre.
— Oui, insinuai-je, c'est Gabriel Vicaire.
Ahurissement du jeune magistrat. Il ouvrait de grands yeux. Puis, il donna l'ordre aux agents de sortir, et, s'adressant à moi qui lui paraissais raisonnable :
— Vraiment ? c'est Gabriel Vicaire ? celui dont on a fêté la décoration ?... Elle est bien bonne !
Je fournis des preuves :
— Vous comprenez, n'est-ce pas, monsieur le secrétaire, ç'a été son banquet amical. Il a bu un peu... Il n'en a pas l'habitude...
Le secrétaire connaissait-il la jeune littérature ? Ou bien la face, rubescente, de Vicaire resplendit-elle dans tout son éclat ? Toujours est-il qu'à ces, derniers mots, il partit d'un vaste éclat de rire :
— Elle est bien bonne ! Je la raconterai !
Mais, aussitôt, faisant venir un fiacre, il m'aida à y fourrer Vicaire, tout en se pinçant les lèvres pour ne pas rire devant les agents. »

Hommages : Son nom a été donné à des rues de Paris, Lyon, Ambérieu-en-Bugey, Belfort, Pont-d'Ain et Bourg-en-Bresse ; un square lui est dédié à Rennes. Un monument par Injalbert dans les jardins du Luxembourg à Paris côtoie celui de son ami Paul Verlaine, un médaillon par Pierre Lenoir à La Clarté en Perros-Guirec sur la « Roche des Poètes » en 1910 à côté de ceux de Charles Le Goffic et d'Anatole Le Braz, et des plaques commémoratives à Ambérieu-en-Bugey et Belfort ont été érigées en sa mémoire.

"Plus loin c’est la maison des Frères, et l’église
Avec son coq gaulois et sa toiture grise ;
Puis, l’auberge enfumée : Au grand saint Nicolas.
L’enseigne pend au mur où bourdonnent les ruches.
La nappe est mise. Holà ! qu’on apporte les cruches,
Nous boirons au bétail à l’ombre des lilas."
(Extrait du poème "En Bresse", paru dans "Le Parnasse contemporain" de 1876).

Tombe familiale de Gabriel Vicaire à Ambérieu-en-Bugey.


Pourquoi sa sœur Olympe, décédée en 1876, deux ans après son père Alphonse, n'est-elle pas dans le caveau familial ? De nouvelles recherches s'imposent ! 😉

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