"Libérez Henri Martin !" : un graffiti de 1950 encore présent à Nantua (Ain)



Celui ou celle qui a peint ce graffiti, était sûrement loin de se douter qu'il serait toujours présent 70 ans plus tard sur ce mur de Nantua. Lorsque j'ai pris cette photo je ne savais pas du tout qui était Henri Martin, et j'étais loin d'imaginer que cette revendication si bien conservée avait été taguée dans les années 50. C'est une trace du passé absolument incroyable de nos jours, alors que nos villes et villages se transforment inexorablement sous l'effet de la bétonisation galopante. Il parait qu'en 2003 on pouvait encore voir ce graffiti dans plusieurs villes françaises. Aujourd'hui, avec les démolitions ou les ravalements de façades il doit avoir totalement disparu. Sauf ici, à Nantua, mais pour combien de temps encore ?

Mais qui était donc Henri Martin ? Son nom évoque une guerre mal connue, celle menée par la France en Indochine, entre 1945 et 1954. 

Pendant l’occupation nazie, à Lunery, un petit bourg du Cher, un fils d’ouvriers âgé de 16 ans demande à servir la Résistance. Il se révèle si hardi qu’à 17 ans il entre dans un groupe armé où il se porte volontaire pour toutes les missions périlleuses. C'est lors de l'une d'elles que son chef et ami est atteint d'une balle. Alors qu'il se meurt, Henri lui jure de combattre « pour que le peuple soit libre et heureux... dans la paix ».

En 1945, alors que le territoire métropolitain est à peine libéré, Henri Martin s'engage dans la marine pour tenir le serment fait à son camarade. Appelé en Indochine, il est persuadé qu'il va affronter les militaires japonais car on lui a dit que "les fascistes japonais infestent l’Indochine". Henri veut aller aider les Vietnamiens à devenir « un peuple libre et heureux ». Il a appris dans les livres d’histoire que les armées françaises « allaient toujours libérer les peuples et non les conquérir ». Fort de cette certitude, le garçon de 19 ans s’embarque pour Saïgon. 

Mais sur place c'est une tout autre réalité qu'il découvre : les Japonais sont déjà désarmés, et les coups de feu sont échangés avec des maquisards autochtones, des Vietnamiens. Des navires français tirent, non sur des troupes japonaises mais sur les quartiers indigènes d’Haïphong, faisant plus de 6.000 victimes. Henri Martin voit des avions français bombarder des conques chargées de riz, en fait de matériel de guerre. A l’avant de la première conque se dresse un Vietnamien en haillons ; il tend vers les marins français, comme on tend un poing de colère, le cadavre déchiqueté de son fils. Il voit des cadavres en pleine rue, des tortures, des têtes coupées, et aussi la spéculation, la peur et l’ignominie des colonialistes français ; il voit même les nazis qu’il a combattus, engagés dans la légion étrangère et rangés aux côtés des volontaires français.

Dès lors, son opinion est arrêtée : il veut démissionner de la marine et témoigner de ce qu'il a vu. Il
demande la résiliation de son engagement volontaire (il la demandera trois fois avant de l'obtenir). En décembre 1947 la marine le renvoie en France, à l'arsenal de Toulon. Ce qu’il a vu ne lui laisse plus un instant de repos. Il pense à ses illusions du départ, à la mission libératrice des armées françaises... « En arrivant là-bas, je me suis aperçu que ce n’était pas ça du tout » dira-t-il avec un sourire amer devant les juges de Toulon. La campagne contre la guerre bat son plein et Henri Martin commence alors un travail d'intense propagande au sein même de l'arsenal : distributions de tracts invitant les marins à réclamer la cessation des hostilités en Indochine, graffitis (« Pour vos millions, vous sacrifiez nos 20 ans »)... Il entreprend de crier la vérité, d’aider ses camarades rapatriés avec lui à exprimer ce qui les réveille la nuit, ce qui reste devant leurs yeux avec une persistance de cauchemar, ce qui « leur brûle les entrailles ». 

L'action pour la paix au Vietnam, pour le retour du corps expéditionnaire, se propage à l’arsenal, dans toutes les usines, parmi les jeunes... Le gouvernement, inquiet, puis conscient de la menace de ce mouvement, décide de l’arrêter par la terreur. Mais comment empêcher les gens d’écrire « vive la paix, paix au Vietnam » sur les murs de la ville ? Le gouvernement recourt à une méthode vieille comme le monde, et qui ébranla la France au temps de l’affaire Dreyfus : la provocation policière. Il oblige un marin nommé Heimbürger à saboter un navire. Le sabotage échoue, Heimbürger est pris la main dans le sac et accuse Henri Martin de complicité. 

Henri est arrêté par la police militaire en mars 1950 pour les motifs suivants : complicité de tentative de
sabotage, tentative de démoralisation de l’armée, atteinte au moral de la nation et agitation politique illégale au sein de bâtiments militaires. 

Son procès s’ouvre à Toulon le 17 octobre 1950 et deviendra "L'affaire Henri Martin", qualifiée par certains comme "L'affaire Dreyfus de la IVe République". Autour de la salle du tribunal, la France entière crie : « Acquittez Henri Martin ! ». Des affiches portent les éléments de l’affaire devant tous les passants de toutes les villes. Sur la route, sur les murs, des graffitis disent « Acquittez Henri Martin ! ». Pendant le procès, toutes les demi-heure, des paquets de pétitions, de télégrammes, de protestations venues de partout en France s’amoncellent sur le bureau du tribunal. Le préfet de Toulon envoie les C.R.S. matraquer les manifestants, mais la manifestation renaît plus loin, se reforme sans cesse.

A l'audience, Heimbürger se lève et crie qu'il a menti, qu'Henri Martin ignorait tout du sabotage. Il ne reste plus au dossier d'accusation que la distribution de tracts. Le tribunal de Toulon, manœuvré par un commissaire du gouvernement, ancien collaborateur actif de Pétain et de Darlan, condamne pourtant Henri Martin à la même peine qu'Heimbürger : cinq ans de réclusion pour propagande hostile à la guerre d'Indochine. Cinq ans de réclusion pour avoir distribué des tracts... En apprenant le verdict, Henri Martin dit simplement : « C’est donc qu’ils veulent la guerre ? Mais j’ai confiance dans le peuple de mon pays : il me libérera ».

À l'époque, un certain nombre de jeunes militants sont emprisonnés pour des actions illégales contre la guerre d'Indochine, telle la jeune Raymonde Dien, mais l'affaire Henri Martin sort du lot en raison de la disproportion entre une simple activité politique, certes contraire au règlement militaire, et la condamnation à cinq années de réclusion. Il devient alors le symbole de la « lutte du peuple français contre la sale guerre d'Indochine ». Des comités de défense se forment, à l'initiative du Parti communiste français et de personnalités du monde politique ou intellectuel : Jean-Marie Domenach et la revue Esprit, Jean Cocteau, Jean-Paul Sartre qui publie, fin 1953, le livre L'Affaire Henri Martin. La campagne contre sa condamnation est d'une grande ampleur : meetings, débrayages, brochures à grand tirage. Le jugement est cassé le 19 mai 1951 puis confirmé le 19 juillet suivant. Henri Martin n'est libéré que le 2 août 1953, gracié (de mauvaise grâce) par le président Auriol. Il aura fait trois ans de prison pour avoir voulu la paix en Indochine...

Henri Martin est décédé dans la nuit du 16 au 17 février 2015 à l'âge de 88 ans. Membre du Comité central du PCF durant de longues années, il continuait partout où il le pouvait, à témoigner de l’importance du combat anticolonial et de la liberté des peuples à disposer d’eux mêmes.

Sources : Wikipedia / Journal Démocratie Nouvelle du 1er septembre 1951 sur Retronews.


NB : Ce mur de Nantua possède deux autres graffitis anciens intéressants datés de 1949 et 1980's. Articles à venir (si vous êtes sages).  


Commentaires

  1. Merci Darling! Voici une histoire qui méritait bien une remise en lumière! Ce fut une lecture très instructive!

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