Témoignage : Avoir 20 ans en 1943 à Neuville-sur-Ain

 

Ce témoignage est issu du Bulletin municipal de Neuville-sur-Ain n° 16, année 2006. 

Vingt ans, le bel âge... Oui mais me concernant, cela se situe en 1943. Or, au soir du 11 novembre 1942, à Saint-André (hameau de Neuville-sur-Ain), alors que nous allions faire le premier banquet de notre jeune société de chasse, nous avions vu arriver à vélo nos deux chasseurs de Neuville, Messieurs Blanc et Jean-Marie Champel. L'air consterné, ce dernier déclarant "Mes amis, l'heure est  grave, les Allemands sont à Neuville". En fait, ceux-ci étaient passés vers midi, direction Ambérieu, sans s'arrêter ; réoccupant ainsi la zone dite "libre". Sic... Quelle ambiance au repas. Dès lors, nous étions sous la botte allemande. Tout de suite la chasse fut interdite, les fusils réquisitionnés en mairie (presque tous...). A partir de là s'installa une ambiance douteuse parmi la population. On avait les partisans du maréchal Pétain, les vrais "maréchal nous voilà", les anciens combattants plus tièdes qui refuseront un jour de se mettre au pas ! Aux extrémités les collaborateurs et les résistants, entre, la masse des français plus ou moins neutres sans laquelle les résistants n'auraient rien pu faire. Voilà planté le décor de mes 20 ans. Je précise qu'à part leur chef, les gendarmes ont été assez français pour ignorer, donc laisser en paix, les prisonniers évadés (mon père), les réfractaires au S.T.O. et aux chantiers de jeunesse (dont je ferai partie fin 1943), comme réfractaire. 

Donc la chasse est interdite, mais également les bals et à vingt ans on a parfois des fourmis dans les chaussures. Bravant ces interdits chaque année, les conscrits trouvaient bien dans leur village une remise assez grande, au sol bétonné, souvent avec au fond le pressoir où se juchait le musicien ; autrement dit une salle où danser et marquer le coup. Ce fut le cas pour moi et on dansa dans la grange jouxtant le chemin au carrefour du village. A l'époque, faire les conscrits consistait d'abord à porter une cocarde à chacune de nos conscrites, avec accueil et arrosage de circonstance en dépit du contexte. Quant à nous, les conscrits, pendant presque deux mois, chaque fin de semaine fut l'occasion d'être accueillis dans une de nos familles qui en cette période de restrictions, oublia, du samedi au lundi, ses cartes d'alimentation. Repas savoureux arrosés sans modération de vin de pays, voire de Gravelles. Pas de ballon à souffler ! D'ailleurs celui qui a un bon vélo avec porte-bagages et des pneus pas trop rapiécés est un privilégié. Des chants d'époque ainsi que des danses : valse, tango, java, pasodoble, avec à l'accordéon notre incontournable Dudu (Claudius Churlet) de Planches.


Certains soirs un cousin, Claude Chêne (96 ans cette année), venant de jouer aux cartes chez un voisin François Berger, s'arrête à 11 heures au bal avec son cousin peu "sympa", auquel un verre sera refusé. Contrarié, celui-ci s'en va plus tard, en même temps que son patron à Pampier, il se couche, puis se relève et va à la gendarmerie. Le lendemain les gendarmes l'amènent à Saint-André afin de nous le montrer. "J'ai bien vérifié son vélo, mais je n'ai pas pu lui faire de procès" me dira un gendarme. Résultat, les conscrits passeront en justice de Paix à Pont-d'Ain avec Henri Guichard, mon père, propriétaire de la remise. Le juge de Paix, écœuré, nous condamnera au minimum. "Ils (ses supérieurs) feront de moi ce qu'ils voudront" nous dit-il. Cela fera tout de même 70 francs pour chacun de nous et 80 pour la remise. 


Certes le contexte devenait malsain, le pire restant à venir, mais nous avions 20 ans et pour mémoire nous voici. Honneur aux filles : Simone Luquin, Renée Javelo, Marguerite Musy, Henriette Vuitton et Louis Faure, Claudius Grobon, Lucien Guichard, Alfred Trosset, Jean Rougemont et François Teppe de Soblay qui s'étaient joints à nous. 

Lucien Guichard



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