Fait divers - 1904 : Le satyre en soutane de Cerdon (Ain)

 

L'église de Cerdon, le cimetière et le mont Carmier.

Aujourd'hui, lorsque des enfants victimes d'agressions sexuelles parlent, on les écoute avec attention, on les croit et l'enquête est sérieuse. Si les faits sont avérés, les agresseurs sont lourdement condamnés. Les prêtres également. Depuis peu seulement, mais ils le sont enfin après tant de siècles de non-dits et de protections cléricales. Il était temps ! 

Ce n'était pas du tout le cas auparavant, et ces messieurs en soutanes ne se privaient pas de profiter de leur statut "d'hommes de foi" pour abuser des enfants. Pas tous évidemment. Surtout ne pas faire de généralités... Heureusement d'ailleurs que la majorité (?) d'entre eux furent des hommes bons (mais il fallait tout de même être de nature sacrément zen pour supporter qu'un curé prenne le contrôle de tout un village en lui imposant une certaine façon d'agir et de penser). 

Les bigot.e.s et le clergé ont sûrement fait le bien mais ils ont aussi fait beaucoup de mal. L'histoire l'a souvent prouvé, inutile de donner des exemples. Celui qui va être relaté maintenant suffira amplement. 


Nous sommes en janvier 1904 à Cerdon, petit village de l'Ain. Il fait sûrement un temps épouvantable mais ce n'est pas sur la météo que la presse s'emballe. Tous bords confondus, les gazettes mettent toutes en "lumière" un certain Philibert Guyot, vicaire. Il a 27 ans, est originaire de Verjon près de Bourg-en-Bresse et donne des cours de catéchisme aux petits cerdonnais depuis environ deux ans. Dans le village, les cléricaux et les "bien-pensants" l'apprécient. Ils le décrivent comme un pieux abbé qui fait l'admiration de tous. En effet, le vicaire est toujours sur la brèche lorsqu’il s’agit d’accomplir quelque œuvre de piété ou servir la cause de l’Eglise. "Jamais prêtre ne fut plus digne, ne fut plus pieux. Toujours à la peine, jamais à l'honneur". Chaque année il se propose pour les pèlerinages de Lourdes, et c’est là surtout que sa conduite et son dévouement sont donnés en exemple. La vertu du saint homme devient légendaire. Seulement voilà, l'enquête dont il fait l'objet en ce début janvier 1904 contribue à démolir la légende. Mais pas pour longtemps, hélas !

Depuis un moment déjà, certains parents remarquent des changements chez leurs filles qui fréquentent les cours de catéchisme : sautes d'humeur, tristesse, hypocondrie... Pressées de questions, elles finissent par avouer en pleurant que le vicaire "leur fait des choses". Après les offices et les cours de catéchisme, l'abbé Guyot choisit une fillette et lui promet un cadeau (un bibelot, une image, un chapelet...), mais pour l'avoir, il faut qu'elle aille le chercher dans la sacristie. L'objet est toujours placé en hauteur, de sorte que l'enfant doit monter sur un escabeau puis sur un bahut pour l'atteindre. A ce moment-là, Guyot en profite pour regarder sous la jupe de la petite et cela a pour conséquence de lui filer la gaule. [L'origine de cette expression daterait de la toute fin du XIXe, début XXe siècle, car elle apparaît dans un poème de Jehan Rictus "Le Cœur populaire" écrit vers 1900. A l'époque, avoir la gaule signifiait "être pris d'une effusion dans tout le corps" ; avec le temps, l'expression s'est limitée au seul fait d'avoir une érection]. C'est en lui proposant ensuite de l'aider à redescendre qu'il la maintient fermement et lui fait subir ses ardeurs perverses.

Les parents sont scandalisés. Ils portent plainte auprès du Parquet et alertent la presse.

L'enquête est menée par M. Tillier, juge de paix du canton de Poncin, puis poursuivie par le Parquet de Nantua. Le témoignage des fillettes ne laisse aucun doute sur la culpabilité du vicaire qui est arrêté à Bourg-en-Bresse, après avoir pris la fuite, car prévenu de son arrestation imminente par une bigote du village.

La presse s'enflamme. Les journaux cléricaux crient au complot et à la calomnie. Ils accusent les francs-maçons et les républicains de cette manœuvre et imposent aux parents de se taire. Dans le cas contraire, ils les menacent de donner leurs noms et donc par enchaînement ceux des fillettes, afin, disent-ils "qu'elles aient honte devant la France entière d'avoir osé mentir dans le seul but de calomnier un prêtre". Elles sont 23, âgées de 7 à 14 ans.

Montgomery Clift

Ces menaces décident les pères de famille à adresser un courrier au Progrès de Lyon :

"Cerdon, 10 janvier.

Nous ne pouvons laisser passer les mensonges contenus dans les feuilles cléricales de la région, à propos de l'écœurante affaire de mœurs de Cerdon, sans protester de toutes nos forces contre les inventions perfides qui tendent à faire de l'inculpé une victime des républicains et des francs-maçons. En vérité, il est bien commode de se disculper aussi aisément.

Nous lisons sur le Nouvelliste : « L'abbé Guyot était depuis quelques jours en congé régulier dans sa famille, à Verjon, près de Bourg, où il passait ses vacances. Cette absence fut immédiatement exploitée contre lui et les journaux radicaux annoncèrent même mensongèrement qu'il avait pris la fuite. »

Eh bien ! n'en déplaise à l'auteur de l'article, nous lui opposons le démenti le plus formel et nous prouvons qu'il a altéré sciemment la vérité. Voici les faits tels qu'ils se sont passés :

L'abbé Philibert Guyot a quitté Cerdon à huit heures et demie du matin, après avoir été prévenu par une dame X. de la descente du parquet dans la même matinée du lundi 4 janvier. Le digne homme s'est rendu à pied jusqu'à Poncin, distant de 5 kilomètres, où il a pris le tramway de neuf heures dix-sept avec un billet pour Neuville-sur-Ain, la gare voisine. De là, il est parti à pied pour Pont-d'Ain afin d'arriver au train se dirigeant vers Bourg. De ces données précises il résulte bien que le prévenu n'était pas du tout en congé régulier dans sa famille et qu'il a bel et bien fui à l'approche de la justice.

Au surplus, nous croyons fermement que si le parquet n'avait pas agi promptement, le coupable aurait eu le temps de passer à l'étranger où il aurait été peut-être difficile de le rejoindre.

Les journaux cléricaux se permettent de douter de la discrétion de notre honorable juge de paix en l'accusant d'avoir répété devant plusieurs personnes que l'enquête n'avait révélé aucune accusation grave contre le vicaire. Il est de notre devoir de démentir cette odieuse affirmation qui n'a d'autre but que de vouloir innocenter un coupable. Enfin, ces mêmes journaux osent insinuer que nos enfants ont été « stylés » et que les faits malheureusement trop vrais sur lesquels ils ont été appelés à déposer leur ont été appris comme une leçon ! Nous protestons avec indignation contre une pareille insinuation. Nous n'aurons que trop de peine à effacer de la mémoire de nos enfants ce triste souvenir. Nous avons fait notre devoir en dénonçant un misérable à la Justice. Nous continuerons à dire toute la vérité aux magistrats chargés de l'enquête. Un groupe de pères de famille."



Après 15 jours de préventive à la prison de Nantua, Guyot est jugé par le tribunal de la même ville. Celui-ci rend un jugement admettant comme établies les "singulières pratiques" du vicaire, mais il acquitte le prévenu, prétendant que les faits relevés ne constituent pas le délit d’outrage public à la pudeur tel qu’il est prévu et puni par l’article 330 du code pénal. L'homme en soutane ressort libre.


Aussitôt, le journal La Croix s'empresse de publier un article titré "La fin d'une calomnie" : Il était facile de déduire des circonstances qui entouraient l'arrestation de M. l'abbé Guyot, vicaire de Cerdon (Ain), que ce prêtre était victime d'un complot et de la plus abominable calomnie, et nous avions dès les premiers jours dénoncé cette odieuse manœuvre. Les calomniateurs ont échoué une fois de plus dans leur criminelle tentative. Après quinze jours de prévention, M. l'abbé Guyot a été mis samedi en liberté à la suite d'un interrogatoire des prétendues victimes qui a mis à néant l'odieuse accusation. Les malheureux enfants n'ont pu soutenir jusqu'au bout le rôle que des misérables leur faisaient jouer. Ils se sont contredits puis ont refusé de parler. A sa sortie de prison, M. l'abbé Guyot a été reçu au Grand Séminaire où les marques de la plus vive sympathie lui ont été prodiguées. Et maintenant il va falloir démasquer les calomniateurs. On s'y emploie. La presse sectaire de la région et de Paris qui s'est acharnée contre le calomnié aura aussi à répondre de ses diffamations. C'est au tour du calomnié de demander justice. On le voit, c’est toujours le même vil complot contre la soutane.


Le ministère public fait cependant appel de la décision du tribunal de Nantua. L’affaire est relancée devant la quatrième chambre de la cour, présidée par M. Bartholomot. A l’audience, l’abbé Guyot, sans nier la matérialité des faits, soutient n’avoir obéi à aucune pensée mauvaise et avoir commis tout au plus des « imprudences ». Après un très énergique réquisitoire de M. l’avocat général Degallier, la cour réforme le jugement de Nantua et condamne le vicaire de Cerdon à quinze jours de prison avec sursis. 15 jours avec sursis pour des viols d'enfants, c'est à peine croyable ! Ce qui est incroyable également c'est de lire dans la presse gauchiste que "le temps est aux réjouissances car cette peine est juste".


Comme Guyot a déjà fait 15 jours de préventive, il ressort donc libre une nouvelle fois. Il écrit aux journaux qui se sont réjouit de son arrestation pour exiger d’eux un entrefilet de rétractation et des excuses. Rien que ça ! De retour à Cerdon, il est accueilli dans la liesse par ses ouailles. Un orchestre joue, la vierge Carmier est illuminée de 317 chandelles, et "toutes les vieilles bigotes parcoururent ensuite les rues, le chapelet à la main, célébrant cet heureux jour de délivrance ; l’une d’entre elles, habitant le quartier de la gare, atteinte sans doute d'hystérie religieuse, s’en prit à un citoyen de son quartier ; il s’en suivit une rixe dans laquelle elle perdit ses pantoufles". (L’Éclaireur de l’Ain).


La Vierge du mont Carmier.


Au même moment, dans la presse cléricale, les fillettes sont traitées de "gamines vicieuses", "d'abominables fillettes" et la ligue Sacerdotale du diocèse de Belley prend l’initiative de poursuivre tous les journaux qui se sont associés à la campagne menée contre Guyot. "La presse immonde paiera cher ses diffamations et ses mensonges éhontés". Toujours au même moment, dans le Lot, l’abbé Delrieu est accusé de pédophilie. Les cléricaux le défendent, il est relâché et élu au conseil municipal de Bretenoux (Lot) avec toute sa liste, contre le maire qui avait été l’instigateur des poursuites. M. Lehougais, curé de Pommeréval (Seine-Maritime) est accusé par l’instituteur d’attouchements sur les enfants. Il est acquitté et son retour au village est fait sous les ovations. Idem pour l’abbé Ribeyre (Ardèche). Idem pour l’abbé Hanotel d’Oisy-le-Verger (Pas-de-Calais) qui attire petites filles et petits garçons chez lui sous prétexte de cadeaux à leur donner et leur montre en réalité des images pornographiques. 😣😱


Les journaux (de tous bords) ne disent pas ce que sont devenues les pauvres gamines abusées, ni comment elles ont géré le retour en grande pompe de leur agresseur. Il fut un temps où des faits très graves étaient traités avec beaucoup trop de légèreté et surtout sans aucune empathie pour les victimes. Heureusement que les féministes ont réussi à s'interposer dans ce patriarcat envahissant et dominateur pour faire entendre la voix de toutes les femmes.


Sources : La Gazette d’Annonay, L’Éclaireur de l’Ain, La Croix, La Vérité, La République sociale, La Lanterne, Le Progrès de Lyon.




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