Petites histoires insolites du monde animal (1800's-1900's)

 


En lisant la presse ancienne, on tombe parfois sur des petites pépites qui méritent d'être ressorties de leurs écrins. Descartes, Malebranche et tous les autres partisans de l'automatisme des bêtes, auraient qualifié de fables les histoires qui suivent. Elles sont pourtant toutes vraies et nous prouvent, une fois de plus, combien les animaux sont étonnants et combien nous devrions prendre exemple sur eux plus souvent.  

La fidélité d'un chien - Vu dans L'Impartial du 24 septembre 1891.

Au mois de mai 1890, M. Lesgourgues, capitaine d'infanterie en retraite et chevalier de la Légion d'honneur meurt à Pérignat (Ain). Son chien, un épagneul appelé Black, suit le convoi jusqu'au cimetière d'Izernore. Dès le lendemain, Black parcourt les quatorze kilomètres qui séparent Pérignat d'Izernore, franchit le mur du cimetière et va se coucher sur la tombe de son maître. Il fera ce parcours chaque jour, à la même heure, pendant plus d'un an. L'article de presse qui relate cette histoire est publié 16 mois après l'enterrement de Lesgourgues. A ce moment là, Black effectuait encore son périple journalier. On ne sait pas jusqu'à quand il a continué son pèlerinage quotidien, mais une telle fidélité nous laisse imaginer qu'il l'a effectué jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le correspondant de presse concluait son récit par ces mots : "Combien de conjoints ne sont pas capables d'un tel culte du souvenir !" 😉



Le canard et le cochon qui s'aimaient d'amour tendre - Vu dans La Gazette de Lyon du 2 avril 1852.

En 1852, il existait encore quelques petites fermes dans certains quartiers de la ville de Lyon. Qui dit ferme dit poules, canards, cochons, lapins... ; des animaux dont la destinée est de terminer dans l'assiette du fermier. C'est dans l'une de ces fermes que se passe cette histoire. En ce début de printemps 1852, les enfants retrouvent la joie des jeux en extérieur, qu'ils agrémentent parfois de quelques petites bêtises... Ce jour-là, ils s'amusent à remplir d'eau le bac destiné à la mise à mort du cochon et décident de jeter dans cet étang improvisé notre petit canard. Malmené, celui-ci proteste en poussant de grands cris. A cette voix bien connue et empreinte de détresse, car l'oiseau nageur est retenu par les hautes parois du baquet qui l'empêchent de retrouver la terre ferme, le cochon accourt, se lamente, circule avec anxiété autour de la bassine. Finalement, une inspiration soudaine (ou une idée de génie) lui fait plonger le museau dans le bac, comme le dauphin prête son dos pour sauver les naufragés. Le canard répond à l'avance qui lui est faite, se place sur ce radeau plus que bienvenu et sort ainsi d'embarras. Il s'empresse ensuite de féliciter son sauveur par des démonstrations de joie et de reconnaissance. Après de telles effusions, ces deux-là ne se quittèrent plus. Cette amitié insolite fit fondre le cœur des fermiers qui refusèrent de couper le cou de ces deux acolytes. 



Les dindes étaient... à la messe ! Vu dans La Bourgogne républicaine du 18 décembre 1958.

Grand émoi en ce mois de décembre 1958 à Diancey en Côte-d'Or. Tout le troupeau de dindes de Mme Millet a disparu. C'est bientôt Noël, c'est plutôt embêtant pour la propriétaire... Des recherches s'organisent dans la campagne environnante mais elles restent infructueuses. Finalement, c'est le curé qui retrouvera les dindes dans son église. Sentant le vent mauvais arriver, elles s'étaient toutes cachées dans ce lieu censé recueillir toutes les âmes en détresse... Malheureusement pour elles, ni le curé, ni la fermière n'eurent de compassion pour ces intelligents volatiles. 


Ceci n'est pas un moineau.

Les moineaux solidaires - Vu dans Le Monde illustré du 13 novembre 1880.

L'histoire se passe pendant la guerre de 1870 dans un château près de Caen. Le neveu du comte, mobilisé avec son bataillon près du château, demande à son commandant la permission d'aller chercher des couvertures chez son oncle. Permission qui lui est accordée car le besoin de se réchauffer se fait grandement sentir. Au château, le comte est absent mais le majordome emmène le jeune militaire au premier étage, dans la pièce où sont rangées les couvertures de voyage. Alors qu'il empile son chargement, du bruit se fait entendre dans la pièce à côté. 
- Où donne donc cette porte ? 
- Dans le grand salon monsieur.
- Il y a donc quelqu'un ? 
- Oh non monsieur ! 
- J'ai entendu du bruit.
- C'est impossible monsieur, personne n'est entré dans cette pièce depuis plus d'un an. 
Le neveu entrouvre la porte et un bruit bizarre se fait entendre. Il entre. Le salon est vide. Mais un rideau remue et le jeune homme éclate de rire en apercevant un moineau accroché au voilage. Comment cet oiseau est-il entré ? La cheminée est close, aucune vitre n'est brisée, et au vu de la poussière et du nombre de fientes qui jonchent le parquet on voit bien que le volatile est là depuis un sacré bout de temps. Mais qu'a-t-il mangé et bu depuis plus d'une année ? Mystère ! Le neveu décide de se faire tout petit et d'observer discrètement. Trois jours passent mais il n'aperçoit rien. L'idée lui vient que c'est à l'aube que le mystère doit s'éclaircir. Il se lève avant le jour et reprend ses observations. Bien vu. Il aperçoit soudain une avalanche de moineaux envahir le balcon. Leurs petites pattes poussent avec frénésie des morceaux de grains et des vermisseaux sous la porte ! La nourriture passe difficilement mais elle passe et le jeune homme voit le moineau captif s'en mettre plein la panse depuis sa cellule ! Son étonnement est encore plus grand lorsqu'il voit ensuite les moineaux porter des gouttes d'eau dans leurs petits becs et les verser dans la rigole située sous le loquet de la porte du balcon. L'eau glisse ensuite vers l'intérieur et notre petit moineau prisonnier peut ainsi se rafraîchir. Les moineaux sont venus donner à manger et à boire à leur ami prisonnier pendant plus d'une année ! L'histoire se termine bien car notre jeune militaire complètement extasié par tant de solidarité et de malice décide d'ouvrir la fenêtre et de permettre au captif de retrouver les siens.  



Par ici la bonne soupe ! 
- Vu dans Le Petit Journal du 23 mars 1924.

Villa Montmorency à Auteuil, 1874. Auteuil, à cette époque lointaine, était encore la campagne. Les parisiens y passaient l’été ; et chacun, dès octobre, revenait prendre ses quartiers d’hiver à Paris. Ce parisien, en quittant à l’automne sa propriété d’Auteuil, avait laissé deux chats qui, sans être les siens, venaient presque tous les jours rôder autour de la cuisine, où tous les restes leur étaient distribués. Ils étaient gros et gras et l’on supposait qu’ils appartenaient à quelque voisin qui leur assurait le vivre et le couvert. Un jour, au cœur de l’hiver, par un temps neigeux, le parisien retourna à Auteuil afin de s’assurer que tout aille bien et voir si la gelée n'avait causé aucun mal. A peine avait-il ouvert les portes et les fenêtres qu’il vit s’approcher un de ses deux pensionnaires de l’été ; mais en quel état ! Maigre à faire peur, le poil ébouriffé, tenant à peine sur ses pattes.
Comprenant alors que le pauvre animal n’avait d’autre asile que sa maison et d’autre nourriture que celle qu’on lui donnait chez lui, le propriétaire, ému de pitié, courut chez la concierge de la villa, et la pria de faire une pâtée abondante et succulente. Bientôt, la soupe faite de débris de viande, de graisse et de pain, était apportée toute fumante devant la bête affamée. Celle-ci se précipita d’abord sur le plat, mais soudain, comme si un coup de fusil lui fût tiré aux oreilles, elle se mit à détaler à toute vitesseEtonné, le propriétaire se demanda quelle mouche avait pu piquer cet animal fantasque, lorsque, au bout de quelques minutes, que vit-il accourir ? Le chat, mais qui cette fois n’était pas seul, et ramenait son compagnon pour lui faire partager son festin. Inutile de dire que les deux amis n’en laissèrent pas une miette ! 



Adoption - Vu dans Le Petit Journal du 23 mars 1924.

Ce petit chat a perdu sa mère alors qu'il est trop petit pour se nourrir lui-même. Il erre, avec des miaulements plaintifs dans la cour d'une ferme. Un peu plus loin, une pigeonne donne la becquée à ses petits. Le chat regarde, comprend qu’il s’agit de nourriture et miaule encore plus piteusement. La pigeonne, émue, essaie alors de faire passer la pâtée qu’elle donne à ses enfants dans la gorge du chat, en y mettant le bec. La fermière qui est témoin de cette scène étonnante apporte au bas du pigeonnier une assiette de lait. La pigeonne prend le lait dans son bec et continue à nourrir le chaton. Elle s'occupera de lui jusqu'à ce qu'il grandisse et devienne autonome. Le chat s'est ensuite installé dans le pigeonnier pour dormir à côté de la pigeonne qu’il reconnaissait bien. Elle n’avait nulle peur pour ses petits. Quoiqu’il fit une chasse active aux oiseaux des parterres, jamais il ne lui vint à l’idée de s’attaquer aux pigeonneaux naissants. Notre minou a gardé le souvenir de ses petits frères de lait.

Un bon rat - Vu dans Le Petit Journal du 23 mars 1924.

Un mineur de Cardiff au Pays-de-Galles rentre chez lui après sa journée de travail. Il aperçoit sur le trottoir, devant lui, deux rats qui trottinent de conserve, serrés l'un contre l'autre. Il ramasse un bâton et assomme l'une des deux bêtes. (Il faut vraiment être un gros con). Mais à sa grande surprise l'autre rat ne s'enfuit pas. Il reste là, hébété, tenant entre ses dents l'extrémité d'une branchette dont l'autre bout, apparemment, était tenu par son compagnon. Le mineur, surpris, prend l'animal, le regarde de près et s'aperçoit qu'il est aveugle. Le rat assommé servait de guide à son compagnon, liés par le bout de bois qui permettait à l'aveugle de marcher sans encombre. Qui a dit que les animaux n'ont pas d'esprit ? 



Le chien accro à l'huile de noix - Vu dans Le Monde illustré du 13 novembre 1880.

Nous sommes cette fois dans un moulin à huile au fond du Limousin. Le lieu est gardé par Médor, un vieux chien tranquille qui passe ses hivers allongé au coin du feu et ses étés allongés au soleil sur le pas de la porte. Ce chien n'aime pas être tracassé. Heureusement pour lui, le moulin n'a jamais été cambriolé. Médor adore l'immobilité, à l'exception d'une fois dans l'année : quand le moment est venu de presser les noix pour faire de l'huile. A peine le pressoir commence-t-il à tourner qu'il devient fou, tourne autour, halète, jappe, réclame. Le meunier finit toujours par lui donner le restant d'huile échappée de quelques fissures. Le chien l'engloutit à grosses lampées. A ce stade, ce n'est plus de la gourmandise ni de la gloutonnerie, c'est de l'ivresse. Médor happe son huile en levant les yeux aux ciel, à la grande joie du meunier qui dit : "C'est-y pas comme une personne ?" Quand un meunier compare un chien à une personne, il pense n'avoir rien à ajouter, et comme les chiens ne savent pas parler, l'affaire en reste là. 
Cette année-là, la récolte est abondante et les fûts sont pleins. L'excédent doit être mis dans les martelles (des pots en grès qui ressemblent à des pots à beurre). 
- Mes enfants, dit le meunier, il faut se méfier de Médor, il risque de siffler toutes les martelles
- Impossible, répond son fils, les pots qui ne sont pas pleins sont posés sur des pierres, Médor n'arrive pas à y fourrer son nez. Il faut voir les contorsions qu'il fait, c'est à mourir de rire
Toute la ferme s'empresse d'aller voir les contorsions du chien et après avoir bien regardé l'animal allant avec désespoir d'un pot à l'autre, le meunier déclare que Jean à raison, que c'est vraiment à mourir de rire. 
A ce moment précis, Médor, vexé, quitte la ferme. Il va voir Morisseau, le cantonnier, qui est en train de couper des carrés de terre destinés à gazonner les talus. L'indifférence du chien lors de chacun de ses passages devant le cellier intrigue tout de même le meunier. Comme si l'huile de noix n'avait jamais existé. Mais quelques jours plus tard, un petit incident vient jeter quelques soupçons sur Médor. 
- Quel drôle de chien vous avez ! dit un matin Morisseau. C'est-y vous qui l'envoyez me voler mon gazon ? 
- Ma foi non ! Je n'en ai pas besoin de ton gazon. 
- Eh bien, votre chien en a besoin ! 
Ça fait rire le meunier qui fait machinalement une caresse à Médor en lui disant : 
- T'y prends son gazon, tu fais bien, il n'est pas plus à lui qu'à toi. 
Mais soudain le meunier ne rigole plus. Les poils de la gueule de Médor sont imprégnés d'huile de noix ! Il court sur le champ au cellier mais rien n'a bougé, en tout cas il ne remarque rien d'insolite. Ce fut seulement quand il fallut livrer l'huile au voisin qu'il s'aperçut avec effroi que les martelles étaient pleines de mottes d'herbe et que ce qu'il restait d'huile était vraiment insignifiant. Médor avait trouvé la solution a son problème : en mettant les mottes dans les martelles non pleines, l'huile remontait jusqu'à la surface du pot et il pouvait ainsi laper tranquillement son breuvage adoré ! 
Médor fut un peu houspillé, mais par la suite on lui témoigna tous les égards dus à un chien avisé qui sait trouver des solutions aux cas les plus difficiles ! 


C'est pas juste ! Vu dans Le Petit Journal du 23 mars 1924.

Certains animaux ont la notion du juste et de l’injuste. François Arago (astronome et physicien - 1786-1853) l'a démontré en racontant une histoire dont il fut le témoin. Le savant se trouve un jour arrêté par un orage dans une auberge près de Montpellier. L’hôte n’a qu’un poulet à lui donner pour dîner ; Arago demande que l'animal soit cuit à la broche. Cette broche est munie d’un tambour dans lequel on fait entrer des chiens qui donnent le mouvement. L’un de ces chiens est dans la cuisine : l’aubergiste veut le prendre ; le chien se cache, montre les dents, se refuse obstinément aux injonctions de son maître. Arago, surpris, en demande la cause. L’hôte lui répond que le chien résiste parce que c’est le tour de son camarade. L'astronome demande qu’on aille chercher l'autre chien. Au premier signe du cuisinier, le chien entre dans le tambour et tourne la broche pendant dix minutes. Arago, pour rendre l'expérience décisive, fait arrêter la broche et sortir le chien, puis ordonne qu’on appelle le chien qui s’était montré si rétif. L’animal dont le refus avait été si obstiné, convaincu que son tour de corvée était venu, entra de lui-même, dans le tambour et se mit à tourner.
A son retour à Paris, Arago racontera cette histoire au lyonnais Ampère qui modifiera ce jour-là son opinion sur l’instinct et admettra « que les êtres animés offrent, dans leur ensemble, tous les degrés possibles de l’intelligence, depuis son absence complète jusqu’à celle dont les hommes doivent être jaloux. »
De nos jours, nous ne cautionnons plus ce genre de pratique qui consistait à faire bosser les animaux, et c'est tant mieux ! 



Les meilleurs ennemisVu dans Le Petit Journal du 23 mars 1924.

Cette fois-ci c'est Benjamin Franklin qui raconte cette histoire. Dans un port de mer, en Irlande, deux chiens, un bouledogue et un terre-neuve ; grands et forts et, quoique d’humeur facile et bonne quand ils étaient seuls, ne manquaient pas de se battre chaque fois qu’ils se rencontraient.
Un jour, ils se battirent sur la jetée, et, en se roulant à plusieurs reprises l’un sur l’autre, ils tombèrent tous les deux dans la mer. Le terre-neuve étant excellent nageur, regagna bientôt la jetée, mais le bouledogue, ne pouvant nager, fut bientôt épuisé et commença à se noyer. Le terre-neuve, en se secouant pour se sécher, aperçut le danger que courait son ennemi ; il s’élança aussitôt dans la mer, prit le bouledogue doucement par le collier, lui élevant la tête au-dessus de l’eau, et le ramena sain et sauf au rivage. A partir de ce jour, ces deux chiens furent très attachés l’un à l’autre ; ils ne se battirent plus et restèrent toujours ensemble. 


Le mot chien est-il une injure ? Vu dans Le Petit Journal du 2 mars 1875.

M. de St-D. passant en voiture avec sa famille, sur la route de Neuville-sur-Ain, est croisé par M. P. qui arrête son cheval et crie à M. de St-D. “On a eu de tes nouvelles, chien que tu es !” M. de St-D., vexé, demande au tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse de condamner M. P. à 500 fr. de dommages et intérêts. L'injure qualifiée est celle qui est proférée dans un lieu public et contient l'imputation d'un vice déterminé ; elle se poursuit devant les tribunaux correctionnels et est punie d'une amende de 16 à 500 fr. L'injure, dans les autres cas, se poursuit devant les tribunaux de simple police. L'expression de « chien » employée comme invective, contient-elle l'imputation d'un vice déterminé ? Non, a dit l'avocat de P. Le ministère public a conclu dans le même sens que l'avocat, et le tribunal a donné raison à l'un et à l'autre en se déclarant incompétent. C'est ainsi que ce jugement classa le mot “chien” dans les injures cotées de 1 a 5 fr., devant la police simple.


Emile Zola , atelier Nadar - source : Gallica-BnF.

Pour conclure cet article, je vous laisse avec le talentueux Emile Zola et un extrait (car il est très long) de son puissant plaidoyer intitulé L'amour des bêtes, paru dans le Figaro du 24 mars 1896 :

"Pourquoi la rencontre d'un chien perdu, dans une de nos rues tumultueuses, me donne-t-elle une secousse au cœur ? Pourquoi la vue de cette bête, allant et venant, flairant le monde, effarée, visiblement désespérée de ne pas retrouver son maître, me cause-t-elle une pitié si pleine d'angoisse, qu'une telle rencontre me gâte absolument une promenade ? Pourquoi, jusqu'au soir, jusqu'au lendemain, le souvenir de ce chien perdu me hante-t-il d'une sorte de désespérance, me revient-il sans cesse en un élancement de fraternelle compassion, dans le souci de savoir ce qu'il fait, où il est, si on l'a recueilli, s'il mange, s'il n'est pas à grelotter au coin de quelque borne ? Pourquoi ai-je ainsi, au fond de ma mémoire, de grandes tristesses qui s'y réveillent parfois, des chiens sans maîtres, rencontrés il y a dix ans, il y a vingt ans, et qui sont restés en moi comme la souffrance même du pauvre être qui ne peut parler et que son travail, dans nos villes, ne peut nourrir ? Pourquoi la souffrance d'une bête me bouleverse-t-elle ainsi ? Pourquoi ne puis-je supporter l'idée qu'une bête souffre au point de me relever la nuit, l'hiver, pour m'assurer que mon chat a bien sa tasse d'eau ? Pourquoi toutes les bêtes de la création sont-elles mes petites parentes ? Pourquoi leur idée seule m'emplit-elle de miséricorde, de tolérance, et de tendresse ? Pourquoi les bêtes, sont-elles toutes de ma famille, comme les hommes, autant que les hommes ? 

Souvent, je me suis posé la question, et je crois bien que ni la physiologie, ni la psychologie n'y ont répondu d'une façon satisfaisante. On a dit que les bêtes remplaçaient les enfants chez les vieilles filles à qui la dévotion ne suffit pas. Et cela n'est pas vrai, l'amour des bêtes persiste, ne cède pas devant l'amour maternel, quand celui-ci s'est éveillé chez la femme. Vingt fois, j'ai vérifié le cas, des mères passionnées par leurs enfants, et qui gardaient aux bêtes l'affection de leur jeunesse, aussi vive, aussi active. Cette affection est toute spéciale, elle n'est pas entamée par les autres sentiments, et elle-même ne les entame pas. Rien ne saurait prouver d'une façon plus décisive qu'elle existe en soi, bien à part, qu'elle est distincte, qu'on peut l'avoir ou ne pas l'avoir, mais qu'elle est une manifestation totale de l'universel amour, et non une modification, une perversion d'un des modes particuliers d'aimer. On aime Dieu, et c'est l'amour divin. On aime ses enfants, on aime ses parents, et c'est l'amour maternel, c'est l'amour filial. On aime la femme, et c'est l'amour, le souverain, l'éternel. On aime les bêtes, enfin, et c'est l'amour encore, un autre amour qui a ses conditions, ses nécessités, ses douleurs et ses joies. Ceux qui ne l'éprouvent pas en plaisantent, s'en fâchent, le déclarent absurde, tout comme ceux qui n'aiment pas certaines femmes ne peuvent admettre que d'autres les aiment. Il est, ainsi que tous les grands sentiments, ridicule et délicieux, plein de démence et de douceur, capable d'extravagances véritables, aussi bien que des plus sages, des plus solides volontés.

Qui donc l'étudiera ? Qui donc dira jusqu'où vont ces racines dans notre être ? Pour moi, lorsque je m'interroge, je crois bien que ma charité pour les bêtes est faite, comme je le disais, de ce qu'elles ne peuvent parler, expliquer leurs besoins, indiquer leurs maux. Une créature qui souffre et qui n'a aucun moyen de nous faire entendre comment et pourquoi elle souffre, n'est-ce pas affreux, n'est-ce pas angoissant ? De là, cette continuelle veille où je suis près d'une bête, m'inquiétant de ce dont elle peut manquer, m'exagérant certainement la douleur dont elle peut être atteinte. C'est la nourrice près de l'enfant, qu'il faut qu'elle comprenne et soulage.

Mais cette charité n'est que de la pitié, et comment expliquer l'amour ? La question reste entière. Pourquoi, la bête en santé, la bête qui n'a pas besoin de moi, demeure-t-elle à ce point mon amie, ma sœur, une compagne que je recherche, que j'aime ? Pourquoi cette affection chez moi, et pourquoi chez d'autres l'indifférence et même la haine ?

Les bêtes n'ont pas encore de patrie. Il n'y a pas encore des chiens allemands,  des chiens italiens et des chiens français.  Il n'y a partout que des chiens qui souffrent quand on leur allonge des coups de canne. Alors, est-ce qu'on ne pourrait pas, de nation à nation, commencer par  tomber d'accord sur l'amour qu'on doit aux bêtes ? De cet amour universel des bêtes, par-dessus les frontières, peut-être en arriverait-on à l'universel amour des hommes. Les chiens du monde entier devenus frères, caressés en tous lieux avec la même tendresse, traités selon le même code de justice, réalisant le peuple unique des libertaires, en dehors de l'idée guerroyante et fratricide de patrie, n'est-ce pas là le rêve d'un acheminement vers la cité du bonheur futur ? Des chiens internationaux que tous les peuples pourraient aimer et protéger, en qui tous les peuples pourraient communier, ah ! grand Dieu ! le bel exemple, et comme il serait désirable que l'humanité se mit dès aujourd'hui à cette école, dans l'espoir de l'entendre se dire plus tard que de telles lois ne sont pas faites uniquement pour les chiens !

Et cela simplement au nom de la souffrance, pour tuer la souffrance, l'abominable souffrance dont vit la nature et que l'humanité devrait s'efforcer de réduire le plus possible, d'une lutte continue, la seule lutte à laquelle il serait sage de s'entêter. Des lois qui empêcheraient les hommes d'être battus, qui leur assureraient le pain quotidien, qui les uniraient dans les vastes liens d'une société universelle de protection contre eux-mêmes, de façon à ce que la paix régnât enfin sur la terre. Et, comme pour les pauvres bêtes errantes, se mettre d'accord, tout modestement, à l'unique fin de ne pas recevoir des coups de canne et de moins souffrir."

Rencontre à Montalieu-Vercieu (Isère), mars 2020.



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