Témoignage : Réflexions d'un instituteur rural sur la vie artisane à la campagne en 1910

 

Beaumont-sur-Sarthe

J'établis, pour mon usage personnel, une sorte de cahier de la vie des corporations de ma commune. J’y consigne au fur et à mesure les observations que je fais sur chaque métier. C’est bien moins simple que je pensais. C’est un travail indispensable ; sans lui on va au hasard, on est pris au dépourvu, et les leçons sont vides, sans lien les unes avec les autres et fort fatigantes. C’est un dossier précieux qu’il faut compléter chaque année et mettre au point. J’ai cherché aussi à me procurer quelques vieux outils, quelques ustensiles d'autrefois ; j’ai dans un coin de ma chambre un vieux rouet avec des fuseaux, des lampes à huile, des étoffes ; il me manque des costumes anciens.

Qu’on me comprenne. Je veux faire d’abord un historique sérieux sur ces professions.


Chez le menuisier nous voyons des pièces toutes prêtes qui lui viennent de fabriques où les sculptures, les moulures sont faites à l’aide de machines-outils. Le vieux cabinet, la vieille armoire que l'on trouve dans bien des maisons ont été faits entièrement à la main. Les solides ferrures, la serrure, la clef, les gonds ont été forgés par le serrurier du village. Actuellement le menuisier reçoit tout cela d'une grande usine qui en fabrique des quantités considérables et à prix réduits.

Je voudrais qu’on me suive quelques instants encore. Je vais établir une comparaison nécessaire entre la production actuelle et celle d'il y a quatre-vingts ou cent ans.

Brignoles (Var)

A la ville voisine existe un atelier mécanique où travaillent un certain nombre d'ouvriers ébénistes. Les machines sont mues par la force électrique. Ici le petit patron travaille seul avec un compagnon, c'est encore l'atelier familial ; il est tour à tour menuisier et ébéniste. A sa boutique il a joint un magasin de meubles dont les marchandises viennent en grande partie de la fabrique. Cette année l’électricité va amener dans notre localité des forces qui seront certainement utilisées par les petits artisans.

Autrefois le menuisier produisait tout lui-même ; il suffisait amplement aux besoins de la commune. Aujourd’hui il est devenu intermédiaire et commerçant. On consomme davantage. Les produits sont de moins bonne qualité et durent moins. Nous regardons ces épais panneaux d’un vieux placard, et nous les comparons au mince placage à la mode. Ces sculptures ont été imaginées par un artisan de village et exécutées par lui seul. Je suis amené à caractériser la production en régime capitaliste où l’on sacrifie l’art, la qualité et le bon goût à la rapide exécution, au bon marché et à la mode.

M. Géravoy, forgeron fabriquant un fer à cheval - Cliché : Philippe Chmielewski.

Chez le forgeron j’ai de semblables observations à faire. Devant son atelier sont exposés des outils, système américain, qu’il reçoit des fabriques : tridents, fourches, pioches, pelles, bêches, charrues. Cependant il confectionne entièrement les pioches des vignerons, qui ont besoin d’être forgées très solidement et dont le type est tout local. Il possède quelques machines-outils mues à la main, réalisant déjà un progrès appréciable. 

Nous poursuivrons encore notre étude. Plusieurs industries locales ont disparu. Le long du petit ruisseau qui prend naissance au pied de la montagne et amène à la plaine voisine et à sa rivière tranquille les eaux de ce versant, existaient il y a cinquante ans quatre petits moulins. Un seul reste debout, mais il n’est plus en mouvement depuis douze ans. On ne se contente plus de la farine un peu rugueuse mais si nourrissante que donnaient les vieilles meules ; on aime le pain blanc. C’est le grand moulin qui a ruiné ou rendu inutiles tous les autres. Son propriétaire est un industriel de grande envergure. Il possède ici un château et un grand vignoble. C’est un représentant très intéressant de la nouvelle féodalité qui remplace l’ancienne, oisive, incompétente et stupidement orgueilleuse.

L’atelier du tisserand est également fermé. Il faut aller loin pour faire tisser les quelques mètres de toile que deux ou trois cultivateurs, attachés aux vieilles coutumes, font encore confectionner chaque année. On délaisse les vêtements de toile. Les grandes fabriques produisent des tissus de tous genres, de moindre durée sans doute, mais à la portée de toutes les bourses. Nous pourrions aller plus loin et à l’aide de chiffres établir entre deux époques des comparaisons plus claires encore. On se lamente sur l'exigence des ouvriers qui gagnaient 25 à 30 sous il y a cinquante ans et en demandent le triple maintenant.

L'employeur a augmenté son rapport dans une même proportion ; le coût de la vie et les besoins ont crû considérablement et le rendement moyen de l’ouvrier a bien augmenté. 

M.-T. LAUBIN. Texte paru dans L’Éclaireur de l’Ain du 30 octobre 1910.

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