Vieux métier : Les Peigneurs de Chanvre du Bugey par E. Jacquemet (1933)

 

Le teilleur de chanvre (Ain)

Ce texte de E. Jacquemet, inspecteur primaire, est tiré du Bulletin de la Société des naturalistes et des archéologues de l'Ain, 1934.

Il était une fois..., c'est ainsi que commencent tous les contes. Mais ce qui va suivre n'est pas un conte, c'est l'histoire de groupements d'ouvriers migrateurs et saisonniers, originaires de quelques villages du Bugey et, je crois aussi, de la Savoie : les peigneurs de chanvre.

Il fut un temps qui n'est pas très lointain, une cinquantaine d'années tout au plus, où la culture du chanvre était très en honneur dans tous les villages. Bien qu'elle ait à peu près disparu, beaucoup de terres où elle était pratiquée conservent encore le nom de « chènevières ».

Cette culture alimentait toute une industrie familiale. Après la récolte qui avait lieu en août-septembre, le chanvre était mis à rouir sur le pré, dans la mare ou dans la rivière, selon les pays. Puis, pendant les veillées d'automne et d'hiver, les hommes pratiquaient le teillage, opération qui consistait à séparer l'écorce, ou fibre, de la tige ou chenevotte. La fibre, nouée en paquets ou « douas », était utilisée à la fabrication des cordes nécessaires dans les exploitations agricoles mais surtout à celle de la toile de ménage. On trouve encore dans les vieilles armoires campagnardes des draps, des serviettes, des nappes dont la toile fut filée par nos grand'mères. Au cours des longues veillées d'hiver alors si animées et si pittoresques, le chant du rouet ou de la « filette » se mêlait toujours aux conversations bruyantes.

Le rouissage du chanvre (Sarthe)

Entre le teillage et le filage, la fibre de chanvre subissait une préparation spéciale, destinée à la nettoyer et à l'assouplir ; c'était le travail des peigneurs de chanvre.

Chose curieuse, alors que la culture du chanvre était surtout très développée dans les villages de la plaine, en Bresse, dans la vallée de la Saône et vers les premiers chaînons du Revermont, les peigneurs de chanvre se recrutaient à peu près uniquement parmi les montagnards ; ils émigraient chaque année, pendant quelques mois, de la montagne vers la plaine, pour exercer leur industrie.

Nous allons essayer de les suivre dans leurs pérégrinations. Nous ne parlerons que de ceux du Bugey, originaires de quelques villages des hauts plateaux ou des chaînes élevées : Evosges, Aranc, Lacoux, Layssard, etc.

Le travail du chanvre (Ain)

Les peigneurs de chanvre travaillaient toujours par équipe et chaque équipe comprenait généralement trois hommes : le peigneur ou « penaou », chef d'équipe, le « fardaou » ou compagnon et le « mari » ou apprenti. Quelques équipes n'avaient pas de « mari » mais, c'était exceptionnel. On retrouve dans ces groupements, la vieille organisation du compagnonnage des corporations du Moyen Age, tant est grande la force de la tradition et aussi la persistance des vieilles coutumes.

Leur outillage était des plus simples : un couteau à tranchant émoussé et à lame cintrée en forme de C, le « ferret » ou « gratin » qui servait à assouplir l'écorce du chanvre et à la débarrasser des grosses impuretés ; un jeu de peignes, « lo peno » ou « brito » qui la démêlaient et la divisaient en fibres très minces. Ces peignes portaient des dents d'acier très souples et très effilées, de huit à dix centimètres de longueur, fixées à un coussinet en bois, armaturé d'acier. Il y avait deux peignes : l'un, « lo gro peno », aux dents plus longues, plus fortes et plus espacées, servait à dégrossir la fibre ; l'autre, « lo pletie peno » (prononcer pe-tit) aux dents plus courtes, plus fines et plus affilées, permettait l'affinage.

Battage du chanvre (Suisse).

Les équipes quittaient leur village, au lendemain de la Toussaint, lorsque les gros travaux d'automne étaient achevés ; elles étaient de retour la veille de Noël, pour célébrer cette fête en famille. Pour quelques-unes, la « campagne » se prolongeait jusqu'à mardi-gras, mais c'était très rare.

Celles de la région d'Evosges se rendaient généralement en « Comtée » selon le vocable employé, vers Sens, Prangy, Bletterans, Chaumergy, c'est-à-dire dans la partie Est de la Bresse louhanaise et la partie du Jura qui la borde immédiatement ; quelques-unes poussaient même jusqu'à Dôle.

Elles effectuaient le plus souvent le voyage à pied pour respecter la tradition du compagnonnage et aussi par économie. Les trois compagnons partaient à la pointe du jour, le baluchon passé en bandoulière ou porté sur l'épaule à l'aide d'un bâton. Leur bagage était des plus simples : les peignes, les ferrets, quelques vêtements de rechange et une paire de sabots. Ils suivaient la Combe du Val et, par Vieu-d'Izenave, la Cluse, Izernore, Thoirette, Arinthod, gagnaient les villages de « Comtée » où ils pensaient trouver du travail. Ces villages étaient toujours les mêmes. Chaque équipe suivait, chaque année, un itinéraire invariable, pour joindre ses clients habituels. D'année en année, il s'établissait ainsi entre employeurs et employés des liens presque familiaux. Sans avoir échangé aucune correspondance, producteurs et peigneurs étaient sûrs de se retrouver tous les ans, aux époques traditionnelles.

Dans les dernières années cependant, quelques équipes où des jeunes, aujourd'hui des vieillards, avaient introduit des idées modernes, effectuaient le voyage en chemin de fer. C'était plus onéreux mais moins fatigant et plus rapide. C'était aussi plus attrayant à une époque où l'on regardait les trains avec la même curiosité que les avions, il y a vingt ans.

Arrivé à pied d'œuvre, le chef d'équipe s'enquérait de l'importance de la récolte de chanvre et traitait avec les employeurs pour toute la durée de la campagne. Le travail ainsi assuré, il procédait à l'installation de l'atelier et la besogne commençait.

Musée des arts et rouet, le travail du chanvre (Orne).

L'installation était des plus simples et souvent peu confortable. Sous l'abri d'un four, dans une grange, sous un hangar, le « fardaou » et le « mari » fixaient les « ferrets » à hauteur de leur taille, contre une poutre verticale ; sur une table grossièrement établie mais fortement assujettie au sol, le peigneur liait solidement ses peignes, l'un à côté de l'autre et les dents en l'air. Les deux aides, « fardaou » et « mari » se saisissaient d'abord de l'écorce de chanvre et l'assouplissaient en la frottant d'un mouvement souple et continu contre le tranchant émoussé du « ferret ». Ainsi dégrossie, ils la donnaient au peigneur. Celui-ci la passait d'abord dans le grand peigne où la fibre était divisée en brins menus, débarrassée des déchets les plus grossiers et les moins résistants qui restaient accrochés aux dents du peigne. Ces déchets, bons à filer, formaient la partie la plus grossière, l'étoupe ou « cabèsse ». La plus belle fibre, repassée dans le petit peigne, devenait souple et luisante ; elle formait la « rita » ou « grand farda », soigneusement pliée en paquets ou « douas ».

On reconnaissait l'habileté d'un peigneur à la finesse et au brillant de la « rita » ainsi qu'à l'art de la nouer en paquets élégants. Ce travail, rendu pénible par la poussière et le manque de confort de l'atelier, était relativement peu rétribué, comme tous les travaux effectués en ce temps-là à la campagne. Les employeurs payaient généralement six francs par kilo de « rita » et deux francs par kilo d'étoupes. En travaillant pendant deux mois, tous les jours sauf le dimanche et environ dix heures par jour, les meilleures équipes arrivaient à toucher en fin de « campagne », de 250 à 300 francs dont le partage s'effectuait ainsi : 150 fr. au peigneur, 100 fr. au compagnon et 20 à 50 fr. à l'apprenti.

Les broyeuses de chanvre (Cher)

Les meilleures relations s'établissaient entre les peigneurs et leurs employeurs. Les peigneurs couchaient et mangeaient chez leurs employeurs et vivaient de la même vie. Le plus souvent, ils préparaient leur lit dans la paille, sur le fenil, dans la grange ou mieux dans l'écurie où l'air était moins pur mais où il faisait plus chaud. A la table de famille, ils mangeaient comme leurs hôtes, de la soupe, des gaudes, du lard salé et buvaient de l'eau ou du petit-lait. Peut-être pour satisfaire leur robuste appétit, la ménagère faisait-elle, à leur intention, la soupe plus épaisse car l'on désigne encore dans certains villages où ils ont travaillé, une soupe très épaisse sous le nom de soupe de « pignard ». 

Aux moments de loisirs, ils se mêlaient aux réunions familiales, fréquentaient les bals locaux ou les assemblées. On les accueillait généralement bien car on voulait se concilier leurs bonnes grâces pour obtenir d'eux un travail soigné. Ce que les employeurs et surtout les fileuses redoutaient le plus, c'était la « greva », forme très ancienne du sabotage. Elle consistait à affiner insuffisamment la fibre, en laissant beaucoup d'étoupes dans la « rita » et en les camouflant par un pliage bien fait. Ce procédé, tentant parce qu'il faisait gagner du temps et augmentait le rendement, nuisait à la qualité et à la régularité du fil et compliquait le travail des fileuses. L'histoire se borne à le mentionner, sans dire si les peigneurs y recouraient souvent.

La pause repas.

Malgré la simplicité confiante qui caractérisait ces mœurs toutes familiales, les peigneurs de chanvre gardaient vis-à-vis de leurs employeurs, la fierté des hommes de métier qui se croient supérieurs aux terriens cultivant simplement le sol. Ils tenaient avant tout à affirmer hautement la supériorité de leur force et de leur adresse. Quand une discussion s'élevait à ce sujet, elle se terminait toujours par une sorte de défi lancé par les peigneurs à leurs contradicteurs. Ils prenaient une poignée de chanvre assoupli, la plaçaient d'un coup sec dans les dents du peigne et invitaient les « forts » du village à tirer dessus pour l'arracher en la faisant passer dans les dents, sur toute sa longueur comme le peigneur le faisait avec tant d'aisance. Quand ils s'étaient bien escrimés, et toujours en vain, le peigneur la saisissait à son tour et la retirait comme en se jouant.

Pour bien comprendre ce résultat dans lequel il n'entre aucune magie, il faut savoir que le geste du peigneur demande une adresse toute spéciale, véritable tour de main de métier : il tire sur le chanvre en le soulevant légèrement ; en tirant seulement, l'homme le plus fort n'arrachera pas la poignée de fibre fortement retenue par les dents du peigne.

Replonges (Ain) - Filature Ducas, Chanvre Cordage Filets Pêche.

Fiers de leur métier, pourtant occasionnel, puisque rentrés chez eux, ils redevenaient cultivateurs, les peigneurs de chanvre tenaient aussi à se créer une vie intérieure à laquelle leurs hôtes n'étaient pas associés. Pour cela, ils s'étaient constitué et parlaient entre eux une langue spéciale, qu'eux seuls comprenaient, le « bélot ».

Nous n'avons pas l'intention de faire une étude complète du « bélot ». Nous nous bornerons à transcrire ici les quelques mots et expressions que nous avons recueillis de la bouche de vieillards qui allèrent autrefois, « en Comtée » et dont la mémoire n'est plus très sûre. Tels quels, et si réduite qu'en soit la liste, ces mots et expressions donnent l'impression que le « bélot » était un argot de métier, créé de toute pièce par ceux qui l'employaient et transmis oralement par la pratique du compagnonnage. Sa syntaxe très simple paraît tirée de celle du patois ou plutôt des patois ; son vocabulaire assez peu riche se rapporte surtout à la vie matérielle et domestique ; les mots forment souvent images comme il est courant dans le langage populaire et leurs éléments constitutifs sont fréquemment empruntés au patois. 

En voici des spécimens :

1) NOMS DÉSIGNANT DES PERSONNES

la meille (prononcer : me - ille)  : la patronne ;
lo chergo : le patron ;
la cerga : la servante ;
la cergo : le domestique ;
lo gordge : l'homme ;
lo gandin : le jeune homme ;
lo clanié : le gendarme.

2) NOMS DÉSIGNANT DES ANIMAUX

lo lai-bio : le chien ;
lo péro : le chat ;
la bramareille : la vache ;
la picaniaitle : la poule ;
la picantin : le coq ;
la biaula : la chèvre.

3) NOMS DÉSIGNANT DES CHOSES : 

lo brito : le peigne ;
lo gratin : le ferret, le racloir ;
lo djo : le pain ;
lo cavetzo : le chapeau ;
la gaufra : la soupe ;
la farda : l'ouvrage ;
la grand farda : la filasse ;
lé cabésse : les étoupes ;
lo tracolan : les sabots ;
lè trialè : le pantalon, les culottes ;
la pia : le vin ;
la pia forcha : l'eau-de-vie ;
la gargiette : la pomme ;
la gagie : la poire ;
lo bertolet : le fourneau ;
la raméla : la cuiller ;
la piqua : la fourchette ;
lo glaïvo : le couteau ;
lo farè : la lampe ;
la couai : la maison ;
la blache : la paille ;
lo plo : le lit ;
lo radiré : le bâton ;
lé cotan : les reins ;
lo bourgeron : le chanvre ;
lo fidan : l'échelle ;
lo battan : la grange.

4) PHRASES ET EXPRESSIONS

é ia na gorda meille (prononcer me-ille) : il y a une bonne cuisinière.
é ia na dzalea meille : il y a une mauvaise cuisinière.
medze la gaufra : mange la soupe.
copo lo djo avoué lo glaive : coupe le pain avec le couteau.
alla se pellire : aller se coucher.
fardaou afida mo tracolan : compagnon enfile mes sabots. (Le mot afida semble être un verbe passe-partout : il désigne une action dont la nature est déterminée par le sujet et le complément.)
clanié tie m'ingofraré : gendarme, tu me mettras en prison.
afida l'afidan à la battan : appuie l'échelle dans la grange.

Les peigneurs de chanvre qui allaient « en Comtée » sont aujourd'hui des vieillards ; seuls ils gardent encore le souvenir de leurs compagnons avec qui ils parlaient « le bélot ». Dans nos campagnes, la culture du chanvre a presque disparu ; à la veillée, le chant des rouets ne se fait plus entendre, les derniers jeux de « britos » (peignes) et de « gratin » (ferret ou couteau recourbé) dorment dans les greniers avec la vieille ferraille, sous une couche de rouille et de poussière. Victime du progrès, l'industrie des peigneurs de chanvre est une industrie morte. Personne ne la ressuscitera. C'est pour qu'elle ne tombe pas dans un oubli total que nous lui avons consacré cette brève étude.

E. Jacquemet, Bourg, octobre 1933.

La dévideuse de chanvre et son rouet (Haute-Loire).

Commentaires

Articles les plus consultés

Brève histoire du médaillon funéraire + Galerie de portraits

1909/1910 : La révolte des ouvriers tullistes à Serrières-de-Briord (Ain)

"Libérez Henri Martin !" : un graffiti de 1950 encore présent à Nantua (Ain)