Extrait littéraire de 1889 où il est question de Cerdon (Ain) et du phylloxéra


Panorama sur Cerdon.

Cet extrait est tiré de : Le Petit Français illustré : journal des écoliers et des écolières, du 19 octobre 1889. Texte intitulé Le jardin de Pierre.

— M'sieu Georges, m'sieu Georges, une lettre pour vous !
— Merci, facteur ! Tiens, elle vient de Cerdon. C'est du cousin Aimé. Qu'est-ce qu'il me veut, le cousin Aimé ?
— Ouvre la lettre, papa, et tu le sauras, dit fort judicieusement mon fils Pierre qui semble très impatient.

J'ouvre donc et je lis :

« Mon cher cousin,
Deux mots seulement, parce que je suis excessivement occupé. Le raisin est mûr. La vendange va se faire. Vous nous feriez plaisir à tous si vous veniez nous aider. Pas de réponse et arrivez !
Nous vous embrassons tous mille et mille fois. » Aimé Loiseau.

Pierre n'avait pas attendu la fin de la lettre pour s'élancer dehors et courir à la recherche de sa sœur, afin de lui apprendre la bonne nouvelle et de lui faire partager sa joie, dont la manifestation, quelque peu bruyante, avait fait fuir Médor au fond de sa niche et Mistigri au plus haut du toit.

Bientôt maître Pierre revenait accompagné de Lucette.
— Quand partons-nous, dis, papa ?
—Comment ? quand partons-nous ? A-t-on idée de ça ! Depuis quand demande-t-on quand on part avant de savoir seulement si l'on part ?... Et si je n'acceptais pas l'invitation du cousin Aimé ?

C'était un peu cruel, ce que je disais là ; car j'avais la ferme intention de ne point refuser l'aimable invitation du cousin ; mais que voulez-vous ? nous sommes ainsi faits, nous autres vilains papas, que de temps à autre nous éprouvons le besoin d'affirmer que nous sommes les maîtres. Alors nos enfants font une grosse moue bien triste, des larmes apparaissent au coin des paupières, et ils nous regardent si tristement que... dame, ma foi ! notre cœur se fond et, de maîtres, nous devenons esclaves.

Nous en sommes quittes pour nous rattraper en critiquant sévèrement et désapprouvant hautement la conduite de nos amis et connaissances, «  ces pères sans fermeté qui gâtent leurs enfants a-bo-mi-na-ble-ment ».

— Allons, les enfants, c'était une plaisanterie : nous partons demain ! Quant à toi, Pierre, en ta qualité de jardinier, tu vas m'aider. Comme nous allons à la campagne pour dix jours, il faut descendre dans le jardin toutes les plantes d'appartement, sauf celles qui pourraient souffrir des soirées, déjà froides.— Mais, papa, qui est-ce qui les arrosera ? Celles que nous allons laisser dans la maison ne recevront pas la pluie comme celles du jardin.

— Il y a cependant un moyen de leur donner de l'eau en petite quantité et d'une manière continue. Essaie de le trouver.
— Ça n'a pas l'air très difficile... Si nous mettions un petit tuyau en caoutchouc qui irait de la fontaine à chacun des pots de fleurs.
— D'abord tous ces tuyaux coûteraient trop cher ; ensuite, si petits qu'ils soient, ils laisseraient passer trop d'eau et dans dix jours nous trouverions la maison inondée. Et que dirait maman Hélène !
— Eh bien , alors... alors... je ne sais pas.
— Ça n'est pourtant pas difficile : tiens, mets tes plantes sur une table. Bien ; renverse un pot de terre et place dessus une cuvette pleine d'eau. Maintenant prends de vieilles ficelles, qui n'aient plus aucun apprêt, et après les avoir bien trempées dans l'eau, fais en autant de mèches qu'il faudra pour conduire l'eau goutte à goutte de la cuvette au pied des plantes. Elles formeront ce qu'on appelle un siphon. L'eau montera dans les brins de la ficelle, par la force de la capillarité ; arrivée au point le plus élevé, elle redescendra par son poids dans les pots placés plus bas que la cuvette. Dans dix jours la cuvette sera vide, mais la terre des pots sera encore suffisamment humide.

Le surlendemain toute la famille débarquait à la gare de Pont d'Ain, où le cousin Aimé nous attendait avec sa voiture et sa vieille jument Belle. On s'embrasse, on se complimente. 
— Et la  cousine ?
— Elle va bien, merci ! Elle n'est pas venue parce qu'elle vous prépare à dîner. Vous devez avoir faim ? 
— Oh ! pas trop ! cependant on ne sera pas fâché de se mettre quelque chose sous la dent. 
— Tout le monde est installé ? 
— Oui, cousin ! 
— Alors, en route ! Hue, Belle.

Pierre qui, en fait de montagnes, ne connaît que les collines de l'Artois, reste muet d'admiration. Quant à Lucette, insensible aux beautés sauvages de la chaîne du Jura, elle continue prosaïquement son somme dans les bras de sa mère. Mais, comme vous avez déjà pu vous en apercevoir, mon fils Pierre est trop bavard pour rester longtemps sans rien dire.
— Cousin Aimé !
— Mon ami.
— Comment s'appelle cette rivière qui est à notre gauche et dont l'eau est si claire ?
— C'est l'Ain.
— Et de l'autre côté, sur ces montagnes en pente, qu'est-ce que c'est que ces espèces de petits buissons verts où l'on voit travailler des hommes et des femmes ?
— Ce sont des vignes, et les gens qui travaillent sarclent le terrain pour enlever les mauvaises herbes.
— Pourquoi donc, mon cousin, les vignes sont-elles presque toutes jaunes ou rouges, et pas vertes comme le sont tous les arbres ?
— Ah ! Pierrot, mon petit homme, tu ravives une plaie saignante. Et le cousin, lui si bon, si doux, si aimable, allonge à sa jument le premier et le seul coup de fouet qu'elle ait jamais reçu, ce qui paraît considérablement l'étonner.
— Est-ce que je vous ai fait de la peine, mon cousin ?
— Oh ! ce n'est pas toi qui me fais de la peine, ce sont ces deux gredins là. Et le cousin montrait le poing aux vignes en fronçant le sourcil d'un air furieux, si furieux que Pierre, se penchant à mon oreille, me dit tout bas :
— Quels gredins, dis, papa ? Je ne les vois pas. Mais, à l'air du cousin, ils doivent être bien méchants.
— Attends un peu, tu vas le savoir. Je vais le lui faire dire. Le phylloxéra, Aimé, vous a donc fait bien du mal ?
— S'il m'a fait du mal, le scélérat ! C'est-à-dire que, pour peu que cela continue, tout le pays sera ruiné. Pensez un peu. Il y a huit ans je faisais deux cents pièces de vin. L'année dernière j'en ai fait vingt-cinq, et cette année... je n'en ferai peut-être pas vingt.
— Qu'est-ce que c'est au juste que le phylloxéra ?
— C'est une sale bête !



— Je ne dis pas non ! Mais qu'est-ce qu'elle fait à la vigne, cette bête ?
— C'est un affreux puceron qui pique la racine de la vigne. Une racine piquée est une racine morte, et que voulez-vous que fasse une pauvre plante sans racines ? Les feuilles tombent, les raisins ne mûrissent pas... c'est l'abomination de la désolation !
— Et on ne peut pas se débarrasser de cet insecte là ?
— Ah ! si on pouvait ! on a essayé de tout, rien n'a réussi... On prétend cependant qu'en inondant les vignes... mais allez donc inonder ces terrains là, perchés à deux ou trois cents mètres en l'air.
— Mais pourtant, cousin, vous ne restez pas les bras croisés à regarder philosophiquement le fléau opérer ses ravages.
— Oh ! non, certes : on se trémousse assez. On a remarqué qu'une vigne résiste d'autant mieux à l'insecte qu'elle est mieux soignée ; aussi les soigne-t-on tant qu'on peut : on les fume, on les sarcle, on les bine, on les émonde. Si l'on pouvait, on les mettrait dans du coton ; mais tôt ou tard le phylloxéra en a raison. Alors il ne faut pas hésiter. Il faut faire ce que j'ai fait déjà pour un certain nombre de vignes : on les arrache et on les brûle.
— Et puis ?
— Et puis, on les replante ! Malheureusement, si l'on replante des ceps français, c'est comme si l'on ne faisait rien. Le phylloxéra revient, et... bonsoir ! c'est à recommencer. Fort heureusement, les plants américains, plus vigoureux, résistent à la piqûre de l'insecte. Eh bien, on remplace les vignes arrachées par des vignes américaines, qu'on laisse pousser sans les modifier ou sur lesquelles on greffe des plants français.
— Et cela réussit ?
— Sans doute ! Tenez, le département de l'Hérault avait été complètement dévasté. Maintenant, grâce aux vignes replantées, on est revenu au chiffre normal de production. Malheureusement il faut attendre quatre ou cinq ans avant qu'une vigne replantée devienne productive.



— Mais vous avez parlé d'un second ennemi de la vigne ?
— Oui, le mildiou ! Celui-là, c'est un champignon qui s'attaque aux feuilles. Or, un végétal sans feuilles ne peut pas
plus vivre qu'un végétal privé de racines. Cependant je dois dire qu'on lutte assez bien contre le mildiou en aspergeant trois ou quatre fois par an les feuilles avec un mélange d'eau, de chaux et de sulfate de cuivre.

El le cousin, descendant de voiture, alla cueillir à une vigne voisine une belle feuille comme grêlée de petites taches bleuâtres, indiquant qu'elle avait été vigoureusement sulfatée.
— Celle-là, nous dit-il, en montrant avec orgueil une superbe vigne, elle m'appartient. Ah ! si toutes les autres lui ressemblaient !


Pierre avait écouté très attentivement notre conversation et était resté rêveur. Dix jours après, comme nous revenions
au logis tous les deux, lui pour rentrer à l'école, moi pour reprendre mes affaires, la maman et Lucette restant encore quelque temps à Cerdon, Pierre me dit :
— Papa !
— Mon fils !
— Je veux planter une vigne le long du mur de mon petit jardin.
— Pourquoi faire?
— Parce que j'ai remarqué qu'à Cerdon tous les habitants sont un peu tristes. On m'a dit que cela tenait au mauvais état de leurs vignes et je voudrais trouver le remède du phylloxéra.
— Ne te fais pas d'illusions, mon ami, j'ai bien peur que tu n'y arrives pas. Mais je ne demande pas mieux que de faire planter une vigne dans ton jardin. Elle te rappellera la bonne idée que tu as eue de vouloir venir en aide aux pauvres gens. 
G. C.



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