Clap de fin pour la cité ouvrière Cleyzeau à Tenay (Ain)
Durant longtemps Tenay n’a été qu’une modeste paroisse à vocation agricole autour de ses hameaux de Malix, du Chanay et de Plomb. Les paysans tissaient le chanvre qu’ils cultivaient pour fabriquer des vêtements et des toiles données à blanchir au bourg. Vers 1747, l’industrie s’installe timidement à Tenay avec les blanchisseries Lempereur, Sourd et Joly qui s’établissent le long des « Eaux Noires ». La première activité textile fut donc artisanale.
Tout changea au XIXe siècle avec la naissance de l’industrie et ses chefs d’entreprises que furent les Ronchaud, Dobler, Warnery, Morlot, Quinson, filant la soie avec des procédés techniques nouveaux. C’est ainsi que fut inventé le fameux procédé « schappe » qui consistait à faire un fil continu avec un cocon de soie défectueux, jusque-là inutilisable. Ces capitaines d’industrie, dont le plus célèbre fut Louis-Antoine Warnery, marquèrent durablement le paysage urbain de la Vallée. La soie (venue de Chine par Marseille) était filée ou peignée dans trois usines : l’usine d’en-haut (site actuel de l’E.H.P.A.D la Maison à Soie), l’usine d’en-bas (occupée par le Présentoir Seiller) et l’usine des Eaux-Noires (occupée par l'entreprise artisanale Pierres et Béton du Bugey). La légende dit que Louis-Antoine Warnery serait arrivé à pied de Suisse avec son baluchon sur le dos, qu'il dîna à Rossillon, la localité voisine, mais qu'il ne put payer son repas. La vérité est que Warnery était un ingénieur, qui, sans être fortuné, possédait tout de même une certaine aisance. Son mariage avec la fille de son patron lui apporta une forte dot et en fit le plus grand industriel de Tenay. La plupart des fortunes qui se sont édifiées dans des circonstances semblables ont une légende analogue, c'est sans nul doute pour montrer aux ouvriers qu'avec de la conduite, du courage et de la volonté, la richesse ne manquera pas d'arriver... En réalité, c'est surtout Warnery qui devint riche et grand patron capitaliste. On ne peut cependant pas toujours avoir le beurre et l'argent du beurre : comme tous les patrons esclavagistes, il aura à subir la grève de ses ouvriers. Mais cela est une autre histoire que je narrerai probablement dans un futur article.
Au plus fort de l’activité textile, vers 1890, Tenay comptait 2 220 ouvriers pour une population de 4 400 habitants ; ouvriers venus d’abord des communes du Bugey avec l’exode rural, puis d’Italie avant et après la 1ère guerre mondiale, d’Espagne dans les années 60 et enfin du Maghreb dans les années 1970. Le déclin démographique de Tenay a été lié au déclin économique de l’activité textile avec les guerres, la crise des années 1930, les progrès techniques de la mécanisation, puis la fermeture de la dernière usine liée aussi à la concurrence internationale en 1982.
La cité Cleyzeau fut construite de 1870 à 1898 par Jean Quinson, patron de la filature des Eaux-Noires et maire de la ville. Elle était destinée à loger les ouvriers des usines. Elle comprenait deux bâtiments sur 300 mètres de longueur, dont l'un a été détruit voici de nombreuses années déjà. À l'arrière, les jardins permettaient aux ouvriers de s'auto-suffire en fruits et légumes. Plus tard, dans les années 70, la cité fut agrémentée d'un promenoir et d'un joli parc destiné au repos dominical. Le Parc des Eaux Noires fut édifié en 1970 sous le mandat de monsieur Pélissier, maire de Tenay, d’après les conseils d’un paysagiste du Parc de la Tête d’Or de Lyon. C'était à l'époque une oasis de verdure, avec de grands arbres au milieu desquels fut aménagé un lac à truites. Avec la disparition des ouvriers, le promenoir et le parc ont été délaissés. Ils sont aujourd'hui quasiment à l'abandon.
Marc Perrot, l'ancien maire de Tenay raconte que cette cité grouillait de vie : « Il y a bien 500 personnes qui ont vécu dans cette barre d'immeuble jusqu'à ce que le textile s'éloigne. On y avait un lavoir, un four à pain, des jardins ouvriers, et dessus des cabanons avec poules et lapins. »
En ce début d'année 2022, les pelleteuses ont commencé leur vilain travail, car depuis quelques années, la mode est à la destruction du patrimoine industriel. On s'imaginerait presque que c'est une tactique pour effacer la mémoire ouvrière... C'est la victoire de la « volonté moderniste » sur la « logique patrimoniale », l’obsession de « tourner la page » en effaçant les traces du passé et en se tournant résolument vers l'avenir. Il serait tout de même judicieux et profitable à tous que les décisions politiques concernant le patrimoine industriel et la mémoire ouvrière s'arrêtent plus souvent sur le choix de redonner leur visibilité aux lieux, aux hommes et femmes qui ont marqué le paysage à leur façon et dont nous sommes aujourd'hui les héritiers.
Le dernier bâtiment emblématique de la cité, qui est très vite devenu le poumon du quartier de la Guinguette avec ses nombreux commerces (aujourd'hui fermés), va donc disparaître du paysage. À Tenay, lorsque le chantier sera achevé et le site nettoyé, la cité ouvrière ne sera plus qu'un souvenir, remplacée à jamais par des pavillons locatifs sans âme qui ne laisseront aucune trace dans la mémoire collective.
Les futurs pavillons. Source : Bulletin Municipal de Tenay, 2020.
Sources :
Promenade dans l'histoire de Tenay (dépliant touristique).
Richesses touristiques et archéologiques du canton de Saint-Rambert-en-Bugey, 1984.
Les Temps nouveaux, 1902.
La requalification du site historique de Moulinex à Alençon par Gaël Le Bacquer.
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