Curiosité - Des guinguettes dans les arbres en 1848 dans les Hauts-de-Seine

 


En 1848, Joseph Gueusquin (1819-1889), restaurateur parisien natif de Forges-sur-Meuse (Meuse), amateur de récits inspirés de Robinson Crusoé de Daniel Defoe, mais surtout du Robinson suisse de Johann David Wyss, paru en 1812, découvre le Plessis-Picquet, petit village agricole de 200 âmes, blotti autour de son château et entouré de grands bois de châtaigniers. Petit village certes, mais qui vit cependant circuler quelques célébrités : Colbert y possédait autrefois une propriété princière qui fut ensuite rachetée par Pierre de Montesquiou d’Artagnan, cousin germain de d'Artagnan, qui inspira à Alexandre Dumas son célèbre personnage de roman, puis cédée au duc de Massa, à Louis XVI, à la duchesse d'Orléans, et enfin à Louis Hachette, le fondateur de la célèbre maison d'édition qui la cèdera après la Grande Guerre à l'Office des Habitations à Bon Marché (HBM). Elle finira démantelée et lotie.

Le Plessis-Robinson avant bétonisation.

Le coup de foudre de Joseph Gueusquin pour ce joli village à l'aspect champêtre et pittoresque, lui fait acheter une châtaigneraie rue de Malabry. Il décide de construire des cabanes dans les branches de son plus gros arbrecomme dans Le Robinson suisse. [Dans ce livre, toute une famille se retrouve échouée sur une île et construit une maison dans un arbre pour se protéger des animaux sauvages]. C'est la naissance de la première guinguette « à danser et à boire » du Plessis-Picquet. Joseph nomme le lieu « Au Grand Robinson » qui sera rebaptisé en 1888 « Le Vrai Arbre » par son fils Ernest [qui en a hérité] afin de rappeler son antériorité et se démarquer de ses concurrents, notamment du Grand Arbre situé juste en face, de l’autre côté de la rue Malabry. Paraît-il que le premier client fut le prince Louis Bonaparte, futur Napoléon III. Le succès du « Grand Robinson » est tel qu'il ne tarde pas à se doter d’une vaste salle propice à l’organisation de bals et de mariages et devient une véritable entreprise familiale. Son frère Philippe lance Aux Deux Marronniers. Son cousin Eugène rebaptise la guinguette de son père Le Pavillon Bleu et reprend celle de son beau-père Le Gros Châtaignier. Sa sœur épouse Louis Fatiguet en 1880, dont le père est le propriétaire de la guinguette Au Chalet Sans Souci, futur Grand Arbre


Très vite la concurrence fait rage, et de nombreuses guinguettes similaires voient le jour, reprenant le thème de la forêt et de l’exotisme. Une enseigne annonce un salon de 30 couverts à l'intérieur d'un arbre et des cabinets particuliers ! Dans les châtaigniers environnants poussent passerelles et plates-formes, escaliers et tonnelles de chaume, mais aussi cafés-chantants, chalets, cabarets, carrousels, tirs au pistolet, ânes pour les promenades, cabinet d'histoire naturelle, et même un petit temple de Robinson sur lequel on pouvait lire ce quatrain sentimental :

Robinson, nom cher à l'enfance,
Que vieux l'on se rappelle encor !
Dont le souvenir, doux trésor,
Nous reporte aux jours d'innocence !

Le lieu est si populaire que le quartier finit par prendre le nom de « Robinson ». Le 12 novembre 1909, la commune du Plessis-Piquet est rebaptisée Plessis-Robinson, par décret du président Fallières, répondant ainsi aux vœux de la municipalité.


La mode des guinguettes dans les arbres est lancée et le tout-Paris se presse les dimanches à Robinson pour fréquenter la dizaine de guinguettes construites entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Emile Zola, Jules Vallès, le grand duc Constantin, Isabelle d'Espagne, Alphonse XIII et bien d'autres viennent manger au Grand RobinsonLes clients peuvent y déjeuner de poulet ou de poisson frit accompagné de vin, sans être importunés par les serveurs puisque les repas leur sont montés directement dans des paniers grâce à un astucieux système de poulies. L’établissement dispose en plus d’attractions diverses telles que des balançoires pour divertir les visiteurs. Plusieurs statues de Robinson Crusoé se succéderont en guise d’enseigne sur la façade de la guinguette. [La dernière en date est actuellement conservée au jardin de Robinson]. Proposant une alternative aux joies du canotage des bords de la Seine ou de la Marne, les guinguettes de Robinson tirent leur originalité de ce cadre forestier insolite qui incite les promeneurs à retrouver leur âme d’enfant et à rêver d’aventures. L'affluence est telle que la ligne de train est spécialement prolongée jusqu'aux Quatre Chemins à Robinson, et la gare de Sceaux-Robinson est construite en 1895.

Enseigne à l'effigie de Robinson. "Venez joyeux amants, Robinson vous invite sous ses ombrages frais, à lui rendre visite."

La petite commune qui passe de 200 âmes en 1848 à 478 habitants en 1896 voit apparaître de nouveaux métiers qui prennent le pas sur l'agriculture : limonadiers, loueurs d'ânes, cafetiers, confiseurs et autres marchands de vin. Toutes ces entreprises sont regroupées le long de la rue Malabry qui se transforme en vraie fourmilière chaque dimanche. 

Le succès considérable des guinguettes de Robinson amène beaucoup d'argent mais aussi des personnes pas toujours recommandables, ce qui oblige le maire à prendre des mesures. Un certain nombre de débits de boissons sont devenus des lieux de débauche et les femmes qui sont employées dans ces établissements se livrent à la prostitution constate Paul Jaudé en 1910 en prenant un arrêté le 14 mai pour lutter contre le commerce de la chair. Evidemment, les propriétaires et fermiers installés au Plessis regardent tout ce tapage avec « effroi », d'autant plus que les guides touristiques de l'époque, comme celui d'Adolphe Joanne, ne sont pas tendres : Robinson était encore, il y a une dizaine d'années, une promenade pleine de charme et de silence ; des châtaigniers, les plus beaux qu'il y eût aux environs de Paris, bordaient une allée de sable fin assez large pour que deux voitures y pussent passer de front ; une pente douce menait de la plaine à un plateau, d'où l'œil plongeait dans le ravin de la vallée aux Loups pour se porter ensuite avec ravissement sur un horizon immense. Le promeneur pouvait rester assis pendant des heures entières sous ces hauts châtaigniers sans que rien vînt troubler sa rêverie. Aujourd'hui, plus de mystère, plus de silence, le charme a disparu ; Robinson est un des coins les plus bruyants, les plus tapageurs, que l'on puisse trouver à cent lieues à la ronde. Des hideux cabarets et des baraques en planches sont venus opérer cette métamorphose. Hélas ! nous aimerions mieux être reportés à ces jours où l'on pouvait venir rêver à l'ombre des vieux châtaigniers. 

Le Gros Châtaignier et son système de poulie.

1920 c'est vraiment la Belle Epoque pour les guinguettes de Robinson qui tournent à plein régime, dopées par la loi de 1906 sur le repos hebdomadaire.  Aller à Robinson, un après-midi d'été, est une regrettable erreur. Y aller seul est une folie. Or j’y fus seul. La vie est un voyage qu’on ne fait bien qu’à deux, et pour parler de voyages moins longs, moins chers et moins ennuyeux que la vie, le voyage à l’Île d’Amour, par exemple, s’accommode de la solitude ; mais le voyage à Robinson ne se fait bien qu’à vingt-cinq ou trente. Un autocar ou un char à bancs vous y transporte, dans un nuage de poudre blanche, aux cris de “Vive la Mariée !”. Justement une noce faisait son entrée au Vrai Arbre, accueillie par une java dont l’aigre mélodie me donna soif. Danser ? Il n’y fallait pas songer. Un cavalier ne danse, à Robinson, que la cigarette aux lèvres, un chapeau de femme sur la tête. C’est incontestablement très chic, mais cela ne va pas à tout le monde. Je dus donc me contenter de regarder valser la noce. On distribue les grotesques coiffures de carton à fanfreluches. La mariée a sur la tête une haute couronne verte, pareille à une botte de poireaux.  Texte tiré de Les Modes de la femme de France du 29 juillet 1923.

Les guinguettes, nous l'avons vu, font la prospérité des cafetiers, limonadiers, restaurateurs, hôteliers et marchands forains mais elles font également celle des éditeurs de cartes postales. Au début du XXe siècle, la carte postée de Robinson rivalise avec celle de la Tour Eiffel ou du Mont Saint-Michel.

Fanfare au Vrai Arbre, 1921.

Le Vrai Arbre de Robinson est repris en 1920 par Noël Ratti et connaît une grande activité jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. 

Au milieu des années 1960, les guinguettes de Robinson ferment les unes après les autres. En 1966, Johnny Hallyday achète la guinguette Le Vrai Arbre, pour y créer un complexe de loisirs inspiré des ranchs américains qu'il appelle Robinson Village. Ce  sera un échec commercial, mais les spectateurs de l'époque gardent en mémoire un concert improvisé en octobre 1966 dans la discothèque attenante au complexe, le Tchoo-Tchoo Club, avec Jimi Hendrix, méconnu en France à l'époque.

De ce temps glorieux, il ne reste plus rien. Jusqu'en 1999, les sœurs Constant ont préservé avec entêtement, au 124 de la rue Malabry, leur guinguette qui n'était plus en activité depuis 1961. Le Grand Arbre a fermé ses portes en 1976. Un complexe résidentiel fort pimpant a pris sa place. À l’emplacement du Vrai Arbre se trouve aujourd'hui la résidence Les Châtaigniers. Seuls le Pavillon Lafontaine, racheté par la Ville, et le restaurant La Guinguette situé à l'emplacement de la guinguette des sœurs Constant, rappellent le souvenir des établissements qui firent l’âge d’or de Robinson. Le modeste village du Plessis-Picquet compte désormais 30 000 habitants.

Sources
Adolphe Joanne -  De Paris à Sceaux et à Orsay, 1857.
Journal Le Petit Robinson n°353 de juin 2021. 
Plessis-Robinson / Wikipedia.

Les plus célèbres guinguettes de Robinson étaient Au Vrai ArbreLe Grand Arbrel'Arbre des RochesAu Grand Saint-ÉloiLa renommée des pommes de terre frites ou encore L'ErmitageL'Arbre de la TerrasseLe Vrai RobinsonL'Escargot Doré, La Vallée aux Loups... Les photos des différentes guinguettes ci-dessous (hors cartes postales), sont datées de 1921 et ont été prises par l'Agence Rol. Source : Gallica. Désolée, il y en a beaucoup, mais il fallait bien ça pour mettre à l'honneur ce joli coin disparu. (Voir en toute fin les photos d'aujourd'hui...)










Bal champêtre Au Vrai Arbre.






Les balançoires des guinguettes, 1921.
























 A l'emplacement de la guinguette des sœurs Constant, une guinguette moche. Photo : Google Street View, août 2020.

Au premier plan la résidence du Grand Arbre remplace la guinguette du Grand Arbre, en face, la résidence des Châtaigniers remplace le Grand Robinson / Le Vrai Arbre. 

Le Vrai Arbre via Google Street View.

Le Grand Arbre via Google Street View.

Emplacement de la guinguette À la Renommée des Pommes de Terre Frites.


Le Pavillon Lafontaine racheté par la ville semble vide et bien triste au milieu du béton. Photo Street View. 

En conclusion, une question brûle les lèvres :  Que dirait Adolphe Joanne dans son guide touristique 2022 ?



Commentaires

  1. Quel magnifique article ! Merci pour tout ce pan d'histoire qui doit être inconnu de plein de monde. Les vues actuelles donnent envie d'un rétropédalage à l'époque où l'on pouvait manger dans ces cabanes perchées et combien pittoresques !

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    1. Merci beaucoup pour ce gentil commentaire ! Effectivement, ce pan d'histoire n'est pas très connu dans la région lyonnaise. J'espère qu'il donnera des idées à de futurs adeptes d'une guinguette dans les arbres... du Bugey par exemple ! :)

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