La laiterie de la Fontaine des Veuves (Charente-Maritime) par Pierre Bonte

 

Laiterie des Patis, service de la stérilisation, environs de La Loupe, Eure-et-Loir.

Mon petit plaisir, lorsque je vadrouille dans les villages de l'Ain à la recherche de « traces du passé » qui me permettront peut-être d'écrire un article sur ce blog, est de jeter un œil dans les boites à livres mises à disposition ici et là. J'espère y trouver un petit recueil sur l'histoire locale, mais c'est chaque fois peine perdue. Parmi les romans divers et variés plus ou moins bons, les polars ou les livres pour les petiots, les livres d'histoire se font très rares.

Un jour, je suis tombée sur des livres de Pierre Bonte, ce journaliste vu à la télé quand j'étais gosse, dans Le Petit Rapporteur, La Lorgnette, ou encore Envoyé Spécial. Il animait également une émission radio qui s'appelait Le bonheur est dans le pré, dans laquelle il interviewait (bien avant Jean-Pierre Pernaud) les habitants hauts en couleurs de la France rurale. Plus tard, à l'adolescence, je trouvais ce monsieur « ringard ». Je n'étais pas la seule à penser cela. Dans la bande de jeunes punks où je hurlais ma rage musicalement, tout le monde se moquait allègrement de la « télé à mémé ». Jeunesse insouciante et libre, plus encline à écouter les émissions radio d'Alain Maneval et à zoner dans les échoppes de disques qu'à regarder les émissions télé avec plein de paysans dedans. 

Bref, ce jour-là j'ai pris les bouquins de Pierre Bonte, autant par dépit que par curiosité, et je les ai lus... aux toilettes. Je ne m'attendais pas à de la grande littérature, d'ailleurs ça n'en est pas, et finalement c'était bien, j'ai beaucoup ri. Complètement hallucinogène. Dans ses livres, monsieur Bonte donne la parole à ceux que certains politiciens qualifient de « sans dents », qui  « coûtent un pognon de dingue ».  C'est fort. L'émission « Strip-tease » version écrite. Autant d'histoires de « la France d'en bas », souvent tendres, touchantes, pleines d'humour, de poésie, mais aussi de combats pour préserver une certaine forme de bonheur. S'il n'y avait le problème de droits d'auteur, je vous en recopierai un tas sur ce blog. Mais comme c'est impossible, je ne peux que vous recommander de prendre ses bouquins dans les boîtes à livres (ou de les acheter) et de les survoler... où vous voulez !

Plus sérieusement, il faut remercier monsieur Bonte. Parce qu'il s'est intéressé à tout et à tout le monde. Parce qu'il a su donner la parole à ceux qu'on n'entend jamais, à ceux qui sont heureux à la seule vue d'un brin d'herbe, d'un soleil qui se lève ou d'une rivière qui serpente. Des gens simples qui ne sont plus de ce monde aujourd'hui, mais dont il faudrait franchement se référer un peu plus souvent pour être moins cons et moins râleurs. Voir la vidéo sur Mme Agouasse, la tripoteuse... (1978), la vidéo sur Eudoxie, heureuse depuis la mort de son mari (1977) ou encore la vidéo sur Mme Cousinet, 87 ans qui ne supporte pas l'ennui (1978).

Parmi les bouquins de Pierre Bonte, il y avait son autobiographie : Le bonheur était dans le pré (Albin Michel, 2004). Le premier chapitre commence sur la laiterie de la Fontaine des Veuves. Ce qu'il dit dans le court extrait que vous pourrez lire ci-dessous, rappelle la cuivrerie de Cerdon (01), créée en 1854 par le chaudronnier Charles Eugène Main et ses deux fils, qui va devenir un musée super moderne narrant l’histoire de la cuivrerie à travers « un parcours-spectacle et des procédés scénographiques innovants. » Mieux vaut ça qu'une démolition, qui serait une aubaine pour un constructeur voulant implanter une énième verrue - un lotissement - effaçant par la même occasion un pan de l'histoire ouvrière et ses techniques artisanales.   

La future cuivrerie-musée de Cerdon.

Mais donnons plutôt la parole à monsieur Bonte, qui, contrairement à moi, s'exprime de façon nuancée :

Le lavoir de la Fontaine aux Veuves à Saint-Pierre-de-l'Isle (Charente-Maritime) par KiwiNeko14 sur Wikipedia.

« C’était l’été dernier. J’avais pris huit jours de vacances sur l’île de Ré pour y suivre une cure de thalassothérapie. Installé sur la terrasse de mon bungalow, face à l’océan, je parcourais rapidement les pages du quotidien régional, Sud-Ouest, lorsqu’un titre, sur trois colonnes, a retenu mon regard :

« La laiterie de la Fontaine des Veuves va fermer. »

La nouvelle pouvait sembler d'une désolante banalité. Des fermetures d’entreprise, il y en a près de quarante mille par an en France. Mais la laiterie de la Fontaine des Veuves - en dehors de son nom - offrait des particularités qui la rendaient unique. Créée en 1904, elle s’apprêtait à fêter son centenaire. Elle était la plus petite laiterie de la région Poitou-Charente. Elle avait résisté au phénomène de concentration grâce à la qualité exceptionnelle de son beurre baratté, que les plus grands chefs se disputaient. Joël Rebuchon, natif de la région, n'en voulait pas d’autre. Sa fameuse purée, dans laquelle il entre presque autant de beurre que de pommes de terre, lui doit une bonne part de sa renommée. Il m'en avait parlé, d'ailleurs, quelques années auparavant. Sachant que j’aimais les petites histoires locales, il m’avait même donné un texte qui racontait la légende de la Fontaine des Veuves, dont l'eau a longtemps alimenté la laiterie..., l'histoire de six veuves de bourgeois de Saint-Jean-d'Angély (Charente-Maritime), massacrées par les soldats anglais pendant la guerre de Cent ans, alors qu'elles priaient pour le succès des armes de la France.

J’étais stupéfait. Comment cette laiterie coopérative, qui faisait l’un des meilleurs beurres de France, avait-elle pu être amenée à cesser sa production ? « Depuis deux ans, le mar­ché du lait est en plein marasme », expliquait le président. « Une crise de deux ans, pour une petite structure de sept salariés comme la nôtre, c'est trop. Le beurre se vend toujours bien mais il ne représente qu’une partie de notre activité et il ne suffit pas à compenser nos pertes. »

Invité à donner son avis, le maire de la commune de Saint-Pierre-de-l'Isle, où est située la laiterie, semblait résigné. Il s’apprêtait déjà à l’enterrer sous les fleurs artificielles du souvenir. Il parlait d’une « volonté de mémoire » de tout le conseil municipal. « Il est prévu de réaliser un film », annonçait-il, « pour que ne s’oublient pas les techniques artisanales de fabrication du beurre dans ce coin du nord de la Charente-Maritime où, il n'y a pas si longtemps, on pouvait encore rencontrer une laiterie tous les deux ou trois kilomètres. À plus long terme, on pense même à faire revivre le métier de beurrier à travers une production non plus commerciale mais démonstrative à l'intention des touristes. »

Cet article m'a fait mal parce qu'il venait soudainement renforcer un sentiment qui m'angoissait de plus en plus : cette France rurale dont nous sommes issus, dont j'avais montré toute la richesse et la diversité, dont j'avais soutenu les efforts et les luttes des années durant, était en train de se muer en un immense musée à ciel ouvert, un parc national de loisirs où des animateurs socioculturels allaient expliquer aux citadins en vacances ce qu'était la vie rurale autrefois, quand le bonheur était encore dans le pré... Dans l’ancienne laiterie de la Fontaine des Veuves, un préretraité allait faire semblant de faire du beurre « comme avant »... mais ce serait pour du beurre.

De la même façon, près de Thiers, on peut voir, l’été, d’anciens émouleurs se donner en spectacle, pour le compte de l’office du tourisme. Allongés sur le ventre au bord de la Durolle, ils repassent sur la meule la lame de couteaux de démonstration, pour offrir une attraction pittoresque aux vacanciers en short, bien plus insolites qu’eux dans ce décor tout imprégné de mémoire ouvrière, où ils furent des milliers à meuler le métal dans des conditions inhumaines, les mains dans l’eau, hiver comme été, le chien couché sur eux pour leur tenir chaud.

Je ne critique pas ces initiatives. Il est très louable de sauvegarder les vestiges et le souvenir du passé. Bien sûr. Mais c’est plus fort que moi : je ne peux m’empêcher d’avoir le cœur serré en visitant ces écomusées de la vie rurale, ces musées des vieux outils, des vieux métiers ou des traditions paysannes qui fleurissent un peu partout et qui sont autant de cimetières d’une civilisation défunte ou défaillante. J’ai l’impression d’assister à un « sauve-qui-peut » général. Lorsque l’homme qui fait office de guide est l’un des anciens artisans du village ou l’un des agriculteurs qui ont utilisé le matériel exposé, il parvient encore, avec ses souvenirs, à leur restituer un peu de vie. Mais cette génération aura bientôt totalement disparu... »

- Pierre Bonte, Le bonheur était dans le pré, 2004. Chapitre 1 - La fontaine des veuves.

N.B. : En 2008, les 16 sociétaires de la laiterie de la Fontaine des Veuves deviennent sociétaires de la Laiterie Coopérative de Pamplie (79). Le beurre cru baratté sous l’appellation de La Fontaine des Veuves est remis en fabrication. On peut même l'acheter en  ligne

Emouleurs à l'intérieur d'une coutellerie, Thiers, Puy-de-Dôme.


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