La maison-bulle abandonnée de Creys-Malville, symbole d'une lutte antinucléaire tragique

 


La liberté de penser de la période 1960-1970 a permis la gloire –temporaire– des maisons-bulles à travers le monde. Construite en voile de béton armé, sans coffrage, la bulle devient un choix économique, esthétique ou pratique. Le voile de béton armé sans coffrage est inventé par Pascal Häusermann qui construisit pour son père, en 1959, la Villa le Dolmen, à Grilly, dans l'Ain. Le béton est posé à la main ou projeté et reste pris dans le ferraillage (agrémenté parfois de tissus ou de grilles métalliques). Cette architecture recherche l’harmonie entre l’habitat et la nature qui l'entoure.


La maison-bulle de Creys-Malville fut construite en 1976-77 par un collectif antinucléaire qui préparait la manifestation contre le projet du surgénérateur Superphénix à Malville (Isère). Elle servait de local de campagne et de campement. 

En 1974, le Premier ministre Pierre Messmer lance l’accélération du programme nucléaire, avec pour objectif « l’indépendance énergétique de la France ». Un des piliers de ce programme est constitué des surgénérateurs. Ces réacteurs nucléaires dits « à neutrons rapides à caloporteur sodium » permettent de générer de l’énergie à partir de combustible composé d’uranium et de plutonium issu du retraitement des combustibles déjà utilisés par les centrales classiques. Tout bénef pour le chef de l'Etat ou l'autorité militaire puisque les surgénérateurs peuvent produire du plutonium fissile, réutilisable notamment dans les bombes atomiques. La vitrine de ce savoir-faire à la française s’appelle Superphénix. La centrale est annoncée en grande pompe, et les travaux préparatoires (forage, fouilles) commencent sur les berges du Rhône, entre l’Ain et l’Isère, à Malville.

À l’époque, des moyens pas très catholiques sont utilisés pour imposer la construction de Superphénix : il n'y a aucune procédure de consultation de la population et de puissantes campagnes de désinformation sont menées par EDF et le CEA. Un document récupéré par des antinucléaires a montré que le PDG d’EDF d’alors, M. Boiteux, avait demandé que soit accélérée l’autorisation administrative de construction pour empêcher toute expression démocratique : « La meilleure façon de contrecarrer la contestation est d’engager au plus vite, de manière irréversible, l’opération. »

La centrale de Creys-Malville en 1987.

Malgré l’engouement des autorités pour l’atome, très vite des voix discordantes se font entendre. Scientifiques et citoyens font valoir leurs doutes et leurs craintes. À partir de 1975, des comités Malville se forment un peu partout. L’opposition à la centrale de Superphénix est initiée par des groupes antinucléaires issus des grandes villes de la région telles que Grenoble, Lyon, ou Valence. En s’inspirant d’autres luttes, comme celle du Larzac, les opposants cherchent à construire un mouvement capable de mobiliser en masse, sans recourir à la violence et avec le soutien des populations locales. La mobilisation monte malgré les premières répressions lors de l’occupation du site en juillet 1976. Le mouvement antinucléaire français se structure. Forte de cette dynamique, la coordination des comités Malville décide d’organiser une grande marche pacifiste le 31 juillet 1977.

Deux jours avant, René Jannin, préfet de l'Isère et ancien préfet de police à Alger pendant la guerre d’Algérie, rappelle que le site du chantier est une zone interdite. Il déclare même : « S’il le faut, je ferai ouvrir le feu sur les contestataires. » Pour accueillir cette manifestation d’ampleur, préparée depuis plusieurs mois, le représentant de l'État dépêche sur place près de 5000 CRS, gendarmes et gardes mobiles, des hélicoptères, des véhicules amphibies, des ponts mobiles, un régiment de gendarmes parachutistes et des membres des brigades anti-émeutes. Les 5 km entourant le périmètre de la centrale sont interdits à toute circulation.

Le 31 juillet 1977, les opposants affluent en nombre sans se douter de l’ampleur de la répression qui s’annonce. 60.000 anti-nucléaires, des écologistes venus d'Italie, Suisse et Allemagne, des riverains, des agriculteurs, des syndicalistes, des élus socialistes et communistes, se retrouvent à Malville pour marcher contre le projet du plus puissant surgénérateur au monde à l'époque, répondant au nom grandiloquent de Superphénix... C’est aussi le jour où, pour la première fois en France, un manifestant meurt lors d’une manifestation écologique. Il s’appelait Vital Michalon. Il avait 31 ans. Il était professeur de physique et pacifiste. 

Photo de Vital Michalon tirée du livre Aujourd'hui Malville, demain la France ! Livre noir - Collectif d'enquête, 1978.

La manifestation dégénère quand des militants écologistes tentent de pénétrer dans la zone interdite. Les forces de l’ordre lancent alors de très nombreuses grenades offensives. Parmi les manifestants, Vital Michalon reçoit une grenade qui lui détruit les poumons. Un médecin tente de le réanimer mais en vain. 

Cette tentative désespérée de sauvetage a lieu dans la ferme de la famille François. Opposée à Superphénix, elle a proposé aux organisateurs de la manifestation que leur ferme accueille un des postes de secours. Le médecin est choqué. Il crie « Ils l’ont tué ! Ils l’ont tué ! ». Yves François se souvient des heures qui ont suivi : « On entendait à la radio : un jeune manifestant est mort de crise cardiaque. On se dit, mais où je suis, dans quel pays ? Y’a quelqu'un qui vient de se faire tuer par une grenade offensive et on dit que c'est une crise cardiaque ! »

Paul Michalon, le frère de Vital raconte : « On s’est retrouvés en haut d’un pré, et ça commençait à chauffer. Il y avait visiblement quelques excités qui voulaient en découdre, qui balançaient des pierres. L’immense majorité d’entre nous assistions à cela, ahuris, stupéfaits. Que va-t-il se passer ? Le ton a monté, des grenades lacrymogènes et des grenades assourdissantes, dites “offensives”, sont parties. Une horreur. Quand elle tombe près de vous, elle provoque un effet de souffle terrible, qui vous déplace. Nous avons vu Manfred Schultz perdre sa main en tentant de renvoyer une de ces grenades, puis Michel Grandjean, transporté sur un brancard et tenant ce qu’il lui restait de jambe, le visage ravagé de douleur. C’était épouvantable, la guerre, au milieu de la pluie, du brouillard, de la fumée, des détonations. Il fallait qu’on s’en aille. Mais les policiers se sont préparés à charger, leurs fusils lanceurs de grenades sont passés en position horizontale : ils nous tiraient dessus ! Tout est parti en désordre, c’était la débandade, la panique. Chacun pour soi, il s’agissait de sauver sa peau. Nous nous sommes élancés à travers les haies, sur un terrain abrupt, boueux, glissant, mon frère derrière moi. J’ai pris la suite d’un groupe, dans une pente où il fallait monter à quatre pattes. Le souffle d’une grenade tombée à deux mètres de moi m’a déplacé. C’est là que j’ai perdu Vital de vue, mais je me suis dit qu’il était passé avec d’autres, ailleurs. J’ai rejoint la voiture, je l’ai attendu. Les amis m’ont rejoint et, inquiets, nous sommes partis à sa recherche. Nous savions qu’il y avait beaucoup de blessés. Dans un des villages, nous avons été ralentis par un embouteillage : un policier fou furieux cassait les pare-brise de tous les véhicules qui passaient avec la crosse de son fusil. C’était d’une violence ! Quand notre tour est arrivé, ce flic s’est fait ceinturer par ses copains, il hurlait. Une personne m’a confirmé les rumeurs : oui, il y avait un mort, et il s’appelait Vital. Là, j’ai senti quelque chose de glacé me parcourir. »

Contrairement à ce qu’affirmera le préfet Jannin : un « décès suite à une crise cardiaque », l’autopsie conclura à une mort causée par « des lésions pulmonaires qui sont dues au souffle d’une explosion », mais sans se prononcer sur l’origine de celle-ci. Dans un rapport d’octobre 1979, un groupe d’experts exclura que le jeune enseignant ait pu être « victime de l’explosion d’une grenade OF 37 [offensive] explosant à moins d’un mètre de lui », et penchera pour une bombe artisanale lancée par un manifestant. Mais pour Paul Michalon comme pour bien d’autres, l’hypothèse ne tient pas : le corps était intact, sans blessure ni impact, ce qui disqualifie les explosifs artisanaux de l’époque. « Vital a monté le chemin à quatre pattes, et la grenade est tombée devant lui, elle a roulé, et elle a éclaté entre le sol et lui, sous lui. L’effet de souffle lui a fait exploser les poumons. » À la suite de la plainte contre X déposée par les parents Michalon, le juge d’instruction rendra une ordonnance de non-lieu le 21 novembre 1980, faute de preuves concluantes...

La férocité de l’État ce jour-là a profondément marqué le mouvement antinucléaire. Pour beaucoup de manifestants, cette violente répression a mis un coup d'arrêt à la mobilisation contre Superphénix et plus largement au combat antinucléaire. Il faudra la catastrophe de Tchernobyl, en 1986, pour réveiller à nouveau les consciences.

➤ Le surgénérateur Superphénix est mis à l'arrêt en 1997 sur décision du gouvernement Jospin. Il aura fonctionné seulement 30 mois en 11 ans, en raison de nombreux dysfonctionnements. Ça valait bien la mort d'un homme...
En 2022, Superphénix est toujours en cours de démantèlement. 

Après le drame, les frères de Vital Michalon ont demandé l’interdiction des grenades offensives dans les manifs. Bataille perdue puisque c'est la même grenade qui a tué Rémi Fraisse (21 ans) sur le site du barrage contesté de Sivens (Tarn) en octobre 2014.

➤ La maison bulle a été occupée à nouveau en 2015 pour une soirée Bulle de Noël : un dernier Noël capitaliste. Au programme : du théâtre militant, une scène ouverte poésie et rap et du gros son (Foutlewai Sound System). L'entrée était à prix libre et/ou en don de nourriture et/ou en cadeaux de Noël pour les Restos du Cœur de Morestel. C'est une maison chargée d'histoire militante !👍Souhaitons qu'elle ne disparaisse jamais, en mémoire de Vital Michalon, et qu'un nouveau collectif militant l'occupe, la restaure, la bichonne !



Elisabeth a lu cet article via Instagram et a réagi en disant qu’elle était à la manifestation du 31 juillet 1977. Je lui ai donc demandé de me raconter le souvenir qu’elle a gardé de cette journée. Elle s’est gentiment prêtée au jeu. Merci Elisabeth ! Voici son témoignage : « J’étais encore étudiante (en troisième cycle) et nous avions décidé depuis longtemps avec un groupe d’amis de nous y rendre. Je me souviens que nous avions garé la voiture très loin du site qui était interdit d’accès par la préfecture et protégé par de nombreuses forces de polices. Nous avons marché (très lentement) à travers champs. Puis nous avons appris qu’il y avait eu des affrontements en tête du cortège et des blessés. Je me rappelle qu’il faisait très beau, du passage d’hélicoptères au-dessus de nos têtes et des nuages de gaz lacrymogène. En fin d’après-midi nous avons rebroussé chemin (courageux mais pas téméraires 😁) et regagné nos véhicules. Ce n’est que le lendemain que nous avons appris par la radio le décès d’un des blessés… Le rassemblement était très mal organisé du côté des instigateurs de la manif (pas de service d’ordre) bref c’était un peu le bazar … (à l’image des mouvements écologistes … et cela n’a pas changé !) Quand j’y repense aujourd’hui … tout ça pour rien … le surgénérateur n’a jamais fonctionné… 20 ans plus tard son arrêt a été décidé par EDF mais il y a encore actuellement des personnes qui sont affectées à la surveillance du site 🙄) Quel gâchis économique et humain !!!! » Pour suivre Elisabeth [qui fait de très jolies photos] sur Instagram, c’est par ici !

Anne-Marie a également réagi sur Instagram. Elle n'était pas à la manif de 1977 mais elle ruait déjà dans les brancards en 76. Voici son témoignage : « J'y étais en 76. Pas de photos, mais quelques souvenirs : la police photographiant toutes les plaques d'immatriculation des voitures, la réponse d'une amie au commandant de CRS qui demandait à parler au responsable : « Nous sommes tous responsables », les chansons et les rondes (on était en pleine période baba), la présence de Mouna (1), célèbre agitateur de l'époque, qui voulait fonder une université forestière ! Tard dans la nuit, discussions avec de jeunes CRS « qui n'avaient rien contre nous... » Voilà, c'était ma jeunesse et nous avions raison. Cette centrale a coûté une fortune et a marché très peu de temps. 😡 »
Pour suivre Anne-Marie et ses chouettes photos de street-art et de traces du passé sur Instagram, c'est par là !

(1) Libertaire, pacifiste, écolo avant l'heure, clochard magnifique, André Dupont, dit « Aguigui Mouna » (1911-1999), sillonnait les rues de Paris pour haranguer les foules. Cavanna disait de lui qu’il était « une manif à lui tout seul. » Pour en savoir plus sur cet homme hors du commun, qui voulait « des vélos, pas trop d’autos, du gazon, pas de béton, des moutons et pas de canons », voir sur Wikipédia.

Olivier Meyer - Aguigui Mouna, Paris, 1988.

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Infos empruntées sur :
https://reporterre.net/



Veuillez essuyer vos pieds merci.



La cheminée centrale s'est effondrée.





Puits de lumière au sommet du dôme.



« En souvenir de Vital Michalon, 31 ans, tué par les forces de l’État le 31 juillet 1977 lors de la manifestation contre Superphénix. »

Pour se rendre sur la stèle de Vital Michalon, il faut aller rue du Devin à Faverges (38) et s’engager dans l’impasse de Montchaut (première à droite de la rue du Devin en venant du village). Continuer jusqu’au fond de l’impasse goudronnée, poursuivre sur le chemin de terre qui vire sur la gauche et qui longe le lotissement. Vous la trouverez à droite du chemin, non loin du vieux chêne, qui est toujours là, du moins jusqu'à l'agrandissement du lotissement... Si cette stèle semble placée un peu au milieu de nulle part, c’est parce que Vital est tombé à une quarantaine de mètres de là, plus haut sur la pente.




Commentaires

  1. Merci ton article est très complet et bien documenté !!!

    C’est d’actualité d’écrire cela au moments où tout le monde se questionne sur les approvisionnements énergétiques de la France et de toute l’Europe . Nos politiques depuis plus de 40 ans sont incapables de penser plus loin que le bout de leur nez !!!
    On voit le résultat !!!
    PS :Quelques années avant j’étais aussi au rassemblement du Larzac que tu évoques dans ton article ( ce jour là : c’était bien calme et beaucoup plus festif 😉😉)
    Élisabeth

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    1. Merci infiniment pour ton témoignage et ce commentaire fort sympathique ! Je suis bien d'accord avec toi en ce qui concerne nos politiciens et leur je-m'en-foutisme en matière d'environnement.
      Bien à toi.

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