Le coup du Byrrh par Alphonse Allais



— Où dînons-nous, ce soir ?
— Si nous montions au Manoir ?
— C’est une idée, dînons au Manoir.

Le Manoir est une manière d’ancienne cour normande progressivement devenue auberge, pas mauvaise auberge, ma foi. On y déjeune sous les pommiers, au haut d’une falaise, d’où l'on découvre la mer et la baie de la Seine. M. Lécorcheur, le patron du Manoir, est un ancien huissier d’Yvetot qui lâcha un beau jour ses panonceaux à la suite de ce raisonnement lumineux : « Il y a plus de profit à héberger les gens riches qu’à saisir des pauvres gars sans le sou. » Il vendit son étude 3.000 francs — au bas mot — de plus qu’elle ne valait, et vint prendre la direction du Manoir auquel il imprima, grâce à son activité fébrile, une prospérité croissante. Durant la belle saison, la cour du Manoir ne désemplit pas. Ce sont des pèlerins, car l’auberge est proche de la fameuse chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, des touristes, cocottes, gommeux venus de Trouville, Cabourg et autres localités ad hoc. Des gens du pays montent aussi au Manoir avec, dans leur panier, du veau froid et du jambonneau. Pour tous, le père Lécorcheur a un divin sourire de bon accueil.

— Bonjour, mesdames, bonjour, messieurs. Ah ! c’est une bonne idée que vous avez eue là de venir déjeuner chez nous !... À prix fixe ?... À la carte ?... Parfaitement !... En attendant qu’on vous dresse votre couvert, voulez-vous me permettre de vous offrir l’apéritif ? Un petit Byrrh ?... C’est moi-même qui le prépare mon Byrrh, il est excellent. 

Naturellement, les bonnes gens acceptent le Byrrh offert de si bonne grâce et c’est là que commence le mystère dont j’eus la clé hier soir seulement. Lécorcheur a deux bouteilles de Byrrh d’aspect semblable, mais portant néanmoins une légère marque qui les différencie. À certains clients, Lécorcheur verse le Byrrh d’une bouteille, à d’autres le contenu d’une autre fiole. Et cela avec une attention et une énergie que je n’ai jamais vues se démentir. Une question posée à ce sujet ne m’attira qu’un bafouillage ténébreux et inconcluant. Pourquoi ces deux bouteilles ? Pourquoi une à certains et la seconde aux autres ? Cette question du double Byrrh me tracassait avec des hantises de folie, et je compris que, tant que je n’aurais pas l’explication de ce stratagème, c’en était fait de mon repos. De là à soûler abominablement le père Lécorcheur pour lui arracher son secret, il n’y avait qu’un pas ; il fut franchi dans l’après-midi.

— Tout ce que vous avez de mieux en fait de Calvados, papa Lécorcheur ! Vous allez trinquer avec nous, nom d’un pétard !

Et nous trinquâmes si fréquemment que sur le coup de six heures, le patron du Manoir se trouvait rond comme une pomme d’api et rouge comme elle. Le moment était venu.

— Une idée ! m’écriai-je avec la voix que devait avoir Machiavel. Si nous dînions ici ?
— Une bonne idée, appuya Lécorcheur.
— Payez-vous l’apéritif, patron ?
— Pour sûr, messieurs... Un petit Byrrh ?
— Oui, mais, vous savez, du bon, hein ?... Pas de l’autre !
— Soyez tranquille. J’ai beau avoir un petit coup, je ne vous donnerai pas du Byrrh des prix fixe.

Je commençais à comprendre ; mais combien j’étais loin encore de la totale vérité. Voici ce qu’il nous conta, en homme satisfait d’une jolie invention, bien ingénieuse et bien pratique. Il y a deux sortes de Byrrh : un Byrrh pour les clients à prix fixe (3 francs le déjeuner, café compris), et un Byrrh pour les personnes qui mangent à la carte. Le Byrrh des prix fixes, comme il l’appelle, est un breuvage pas désagréable au goût, composé de substances qui paralysent les muqueuses de l’estomac et ont raison des appétits les plus farouches.

— Vous comprenez, explique-t-il, paternellement, pour 3 francs, je ne peux pas leur flanquer à manger jusqu’à demain. Au contraire, le Byrrh destiné aux personnes qui mangent à la carte est à base de plantes d’un usage probablement dangereux, mais à coup sûr terriblement apéritives. Quand on a absorbé deux verres de ce liquide, on mangerait sa belle-mère avec une satisfaction évidente.

Vieille canaille, va ! Malgré tout son génie, Victor Hugo n’aurai pas trouvé ça. 

Alphonse Allais

 Texte tiré de L'Impartial de l'Est, Supplément illustré du 25 septembre 1898.


Peut-être, prochainement, un article sur l'histoire du Byrrh, mais comme le temps me manque à présent, je remercie infiniment Alphonse Allais de sauver la mise à jour de ce blog ! 👍

Byrrh, 1951.


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