Quand Charles Vanel posait ses caméras dans l'Ain en 1929

 

Pour vous, 7 novembre 1929.

En 1929, Charles Vanel (1892-1989), monument du cinéma français et acteur prolifique (il a tourné dans plus de 200 films sur une période de 78 ans : Le Salaire de la Peur, Les Diaboliques, La Belle Equipe, Sept Morts Sur Ordonnance, Cadavres exquis...), décide de tenter sa chance derrière la caméra.  Il installe son matériel dans l’usine de ciment de la Roche Noire à Jujurieux (01), pour tourner « Dans la nuit », un des derniers films muets français. Ce film très sombre, qui fut restauré en 2002 par L’Institut Lumière, est également un document très intéressant sur les conditions de travail au début du XXe siècle dans les carrières.

Ce n'est pas par hasard que Charles Vanel décide de tourner dans l'Ain. Il connait bien la région car ses grands-parents paternels tenaient une épicerie à l'Abergement-de-Varey. C'est chez eux qu'il passait toutes ses vacances lorsqu'il était enfant. Son père était ouvrier dans une scierie à Jujurieux, sa mère était une fille de la région. Plus tard, le couple partira s'installer en Bretagne (où naîtra Charles) puis déménagera sur Paris où il ouvrira un commerce. 


Le Lyon Républicain, 11 août 1929.

Le synopsis : Un ouvrier carrier (Charles Vanel lui-même) se marie et vit son bonheur conjugal jusqu'à ce qu'une explosion sur son lieu de travail le défigure. Désormais contraint à porter un masque, il ne deviendra bientôt plus que l'ombre de lui-même et verra sa femme bien aimée se détacher de lui et être attirée par un autre homme. Un jour, l’amant s'affuble d'un masque et est surpris par le mari. Au cours de la bataille qui s'ensuit, l'un des deux hommes masqués meurt. La femme (interprétée par Sandra Milowanoff) aide à se débarrasser du cadavre, mais va découvrir que le meurtrier n'est pas celui qu'elle croyait…

Charles Vanel se plaisait à décrire cette histoire comme « un drame d’atmosphère ouvrière » qui rendait hommage à son père. Il décrit bien dans son film le rude travail des carriers : la roche dynamitée est cassée à la masse puis chargée par les ouvriers dans des wagonnets, qui sont acheminés par rames de 6 sur des rails à faible écartement. Les mules ont la difficile tâche de ralentir leur descente jusqu’aux fours à chaux. [Très vite, pour des raisons de sécurité évidentes, un petit tracteur thermique les remplacera. Dès 1912 une ligne de tramway relie Cossieux à celle des Tramways de l’Ain.]

Sandra Milowanoff au début des années 1920.

Sandra Milowanoff juchée sur le « char » utilisé dans le film.
Cliché de J. Grimbot pris hors tournage, à Jujurieux.

Outre l’usine de ciment, des scènes sont tournées dans la carrière de Cornelle (voir photos de ma balade ici), la maison du couple se situe à Boyeux-Saint-Jérôme, les scènes de la vogue également, la scène du mariage est tournée au restaurant des Terrasses à Neuville-sur-AinLa majorité des figurants sont des gens du pays, dont Edmond Girod dans le rôle d'un galopin turbulent, qui deviendra plus tard l’instituteur de Jujurieux

À sa sortie en 1930, Dans la nuit n’a pas connu le succès mérité en raison du triomphe rapide des premiers films parlants (sortis dès 1929 en Europe). Lorsque le film fut redécouvert dans les années 2000, toutes les critiques furent unanimes pour le qualifier de chef-d'œuvre. En 1932, Charles Vanel retourne derrière les caméras pour réaliser le court-métrage Affaire classée. Mais l'échec commercial de son premier film le poussera à renoncer définitivement à la mise en scène.

La Femme de France, 14 décembre 1930.

Je vous fais grâce de la critique toute pourrie de L'Action Française, qui n'a pas aimé le film non plus.

Pour Charles Vanel, « le métier du cinéma le plus intéressant n’est pas celui d’acteur mais bien celui de réalisateur », mais les complications auxquelles doit faire face un cinéaste auront raison de sa motivation. « Je déteste avoir à discuter de tout avec tout le monde. Or il fallait alors justifier chaque ligne du scénario devant le producteur – quand ce n’était pas devant sa maîtresse –, s’embarquer dans de complexes tractations financières, accepter des acteurs imposés par les distributeurs alors qu’ils n’allaient pas du tout pour les rôles… Comme je gagnais beaucoup d’argent en tant que comédien, que je faisais ce que je voulais, que j’étais tranquille, j’ai finalement renoncé mais je l’ai parfois regretté. Je n’avais pas le goût de devoir me bagarrer toute la vie. »

Pour vous, 27 février 1930.

Les éloges de Bertrand Tavernier au Festival Lumière en 2013 : « Dans la nuit est exceptionnel à plus d’un titre. Mis en scène par un comédien à une époque où le va-et-vient devant/derrière la caméra était moins courant qu’aujourd’hui, il fut tourné en 1929, en pleine irruption du parlant, ce qui en fait l’un des derniers films français muets. Comme l’action se déroule à Jujurieux, dans le Bugey, près de Lyon, 35 ans après le lancement du Cinématographe, on peut dire que l’histoire du cinéma français muet commence avec Lumière et se termine avec Vanel. La coïncidence n’est pas seulement géographique et la comparaison n’est pas imméritée : Dans la nuit est un film absolument formidable, injustement oublié et extraordinairement contemporain. Le film montre une liberté de ton pour traiter tant l’effroi que le bonheur, une richesse de propos, une exigence, un rythme : bref, de la poésie cinématographique. »

Photo tirée du film.

Pour Marcel Carné : « Images dures, simples et belles, mises au service d'une histoire terrible, douloureuse, parfois brutale, mais dont la puissance fut rarement surpassée dans tout le cinéma français. Charles Vanel avait coutume de dire : « Un acteur, c'est un enfant, un metteur en scène c'est un adulte ». Une telle appréciation de la dureté de la vie d'ouvrier carrier et cimentier, de la condition de la femme dans ce schéma de société ne peut-être qu'une réflexion d'adulte. Incroyablement jeune, inventif, moderne, ce film bénéficie d'un mouvement constant, d'une représentation d'espace et de temps probante et d'allers et retours dans le subconscient. »

Affiche d'invitation pour le tournage des scènes de la vogue.

La vogue s’est déroulée le 1er septembre 1929. Toute la population était invitée. À cette date, en une nuit, tous les cerisiers de Saint-Jérôme ont exceptionnellement fleuri... (les fleurs, en papier, avaient été confectionnées par les habitants). Les manèges étaient installés dans la rue principale de Boyeux.

Témoignage d’Edmond Girod (8 ans lors du tournage), qui est l'un des enfants qui déclenchent l’explosion : « À la carrière, ça a duré une semaine. On recommençait la même scène 6 ou 7 fois. On était tributaires du soleil... La noce a duré une semaine... Et c’est à Boyeux que la fête bat son comble ; ça été le clou ! Tout le pays se rend à la vogue, une vogue pas ordinaire : il y avait des chevaux de bois, des pousse-pousses, des manèges (il a fallu faire des calages pas possibles, pour compenser la pente !)... et surtout, il y a eu un feu d’artifice en plein jour ! J’ai passé de bonnes vacances, cet été-là ! » Mais Edmond en garde un étrange sentiment : « J’avais très peur des masques. »


Extrait d'une lettre d'une habitante de Jujurieux : « Sais-tu que nous avons ici au pays une troupe d'artistes qui tourne un film : drame ouvrier Dans la Nuit. Ils ont donné à cette occasion une grande fête à Boyeux qui doit servir à leur film. J'y suis allée dimanche matin... Nous avons porté notre dîner et mangé sur l'herbe ; nous avons passé une bonne journée et il y avait une foule quelque chose d'inconcevable ; on arrivait à circuler que très difficilement dans l'unique et longue rue de Boyeux ; jamais les habitants n'avaient vu dans leur patelin semblable foule. Tu vois, il y a de la distraction à Jujurieux ! »

Extrait du film, scènes tournées dans la maison de Boyeux. Ci-dessous, quelques clichés de la maison tirés du film. Merci à Anne-Marie pour ces photos.




Pour vous, 30 octobre 1930.


La maison du couple fut choisie comme lieu de tournage pour son cachet. La propriétaire, Mme Voile, dût déménager et accoucha chez une voisine. L’institutrice de Saint-Jérôme préparait et servait les repas aux acteurs dans l’école (maison voisine). Située au 6, rue Charles Vanel, elle est inhabitée depuis le tournage et est restée telle qu'elle était cette année-là. En 2016, des chanceux ont pu la visiter lors des journées du Patrimoine. Elle abritait une expo sur l'histoire du film.👇



Le restaurant des Terrasses à Neuville-sur-Ain a servi de décor pour la scène du mariage de Charles et Sandra. 👇



Le Cinéma chez soi, 1er décembre 1930.


L'hôtel Moderne Guillard fut ensuite rebaptisé Les Terrasses.





Sources :
Expo : Le passé de Boyeux-Saint-Jérôme en lien avec l'essor industriel.
Patrimoine Juju
Cossieux
Wikipedia

Rien à voir avec Dans la nuit, c'est juste un petit clin d'œil. Article trouvé dans Le Petit Parisien du 24 octobre 1930. 👇






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