L’imprimerie disparue de Saint-Flour : un bastion de la résistance intellectuelle et artistique

 

Typo de l’enseigne : Banco (1951) du célèbre Roger Excoffon (Merci Alain pour cette info)
Photo prise le 20 août 2022. Saint-Flour, Cantal.

Les anciennes boutiques recèlent des histoires fascinantes. Chacune de ces antiques devantures est un témoin de ce temps révolu, de ces modes de vie, de ces pratiques d'antan. Derrière ces vitres crasseuses, combien d'évocations, de souvenirs et de mystères demeurent enfouis, hélas, dans l'oubli ? Les murs, eux, ont vu vivre bien des gens, ont enregistré tant d'événements survenus dans le quartier, ont subi les soubresauts des changements économiques et sociaux qui ont façonné la cité ou le village. Bien qu'elles ne soient plus en activité, ces boutiques témoignent encore de leur passé. Elles ont une âme ! Il suffit de s'arrêter un instant devant l'une d'elles pour imaginer les personnages qui y ont évolué, les histoires qui s'y sont déroulées. Ces vénérables échoppes sont comme des livres d'histoire, attendant patiemment qu'un lecteur daigne les ouvrir. Alors, ouvrons ensemble le livre de l’imprimerie de Saint-Flour !

Durant la Seconde Guerre mondiale, la production, la distribution et la lecture de certains livres et journaux étaient considérées comme des activités illégales et pouvaient entraîner des arrestations, des interrogatoires, des emprisonnements, voire des exécutions. Les régimes totalitaires de l'époque, comme le nazisme en Allemagne ou le régime de Vichy en France, cherchaient à contrôler l'accès à l'information pour manipuler les opinions publiques et imposer leur idéologie.

Dans ce contexte, les imprimeries clandestines étaient des lieux de résistance et de dissidence, qui permettaient aux écrivains, aux intellectuels et aux opposants politiques de publier des textes interdits, de diffuser des idées alternatives et de maintenir la liberté d'expression et de pensée. Les personnes qui tenaient ces imprimeries risquaient leur vie pour faire circuler ces livres et documents et devaient donc prendre de sérieuses précautions pour éviter d'être repérées par les autorités.

Après la défaite de la France et la signature de l'armistice le 22 juin 1940, la presse subit une censure sévère et un contrôle strict sur l'ensemble du territoire national. Malgré cela, certains livres, journaux et tracts parviennent à circuler clandestinement pour s'opposer au régime de Vichy et à l'occupation nazie. Devenus des instruments de combat, ils sont porteurs de messages de résistance, d'espoir et de liberté. Malgré les risques encourus, ces publications ont permis de diffuser une parole indépendante, informant la population et exprimant son désir grandissant de liberté. Certains imprimeurs, comme René Amarger à Saint-Flour, ont contribué à la publication de revues et d'œuvres littéraires. Toutefois, beaucoup ont payé de leur vie leur courage et leur engagement.

Illustration : Cyprien P.

Cette imprimerie, située 4, Rue de la Frauze à Saint-Flour, fonctionnait sous la protection des mouvements unis de la Résistance (MUR) - présidé par Jean Moulin - et diffusait des publications clandestines. L'équipe de l'imprimerie était composée de René Armager, le directeur, Marie-Louise Molinier, sa compagne, ainsi que de quatre ouvriers typographes : Jean Anglares, Marcel Chauliac, Jean Imbert et Émile Molinier.

Elle a fonctionné jusqu’au 27 mai 1944, date à laquelle elle a été découverte (vide d'occupants heureusement) suite à une dénonciation anonyme et saccagée par le Sicherheitsdienst (SD) après la visite de celle-ci par le capitaine Hugo Geissler, chef du K.D.S. de Vichy. Les résistants n’ont pas baissé les bras pour autant. Ils ont continué à lutter contre l’occupant et le régime de Vichy, en renforçant leur sécurité, en multipliant les actions de sabotage, en soutenant les maquis et en préparant la Libération.

Un lieu important de la résistance intellectuelle et artistique

Entre octobre 1943 et mars 1944, René Amarger a publié plusieurs œuvres, notamment Les sept poèmes d'amour en guerre d'Éluard (sous le pseudo de Jean du Haut), L'arrestation d'Édith Thomas (sous le nom de Jean le Guern), Hier comme aujourd'hui, une sélection d'œuvres de Verlaine et Charles Cros, Les bons voisins d'Aragon (sous le nom d'Arnaud de Saint-Roman), Le gouvernement de Vichy est-il légitime ? de Garraud (Maître Portalis), ainsi que la réédition du Musée Grévin d'Aragon (sous le nom de François la Colère) aux Éditions de Minuit. 

L'adresse de René Amarger devient rapidement connue, et d'autres journaux clandestins comme Le Languedoc ouvrier ou Le Patriote lotois ont recours à son imprimerie. Ces deux journaux étaient expédiés à la nuit tombée grâce à la complicité des cheminots résistants de la gare de Saint-Flour. Ils étaient dissimulés dans des colis recouverts de feuilles de choux et envoyés sous l’appellation de « légumes ». René Amarger a également fourni de la presse clandestine au leader socialiste italien Pietro Nenni, assigné à résidence dans la même rue que son imprimerie. En novembre 1943, Paul Éluard se cache chez son ami le Dr Lucien Bonnafé, directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère). Bonnafé lui parle de l'imprimerie d'Amarger. Eluard s'empresse de prendre contact avec lui. Cette rencontre est relatée par Georges Sadoul dans son ouvrage « Portrait du poète à plusieurs âges de sa vie » : « Paul Éluard était joyeux comme je le vis rarement. Il venait de rencontrer un imprimeur de Saint-Flour, d'échanger avec lui divers signes de reconnaissance et d'obtenir sans trop de grandes peines, mais sans fortes garanties de sécurité que l'artisan imprimeur imprimât quelques brochures de la Bibliothèque française... » Durant trois mois, Paul Éluard et le Docteur Bonnafé font des voyages réguliers de Saint-Alban à Saint-Flour, en train ou grâce au Ford gazogène de l'hôpital. Ils apportent avec eux des manuscrits et des feuilles de papier Canson ou Ingres pour des éditions de luxe limitées à 30 exemplaires. La mise en page, les corrections et les tirages sont effectués sous la protection d’un groupe de jeunes des Mouvements unis de la Résistance. René Amarger a décrit ces longues heures d’attente dans son livre « Des braises sous la cendre » : « Ils tuent le temps d'attente avec nous dans l'atelier. La gentillesse du poète nous séduit tous, il a froid quand vient l'hiver et, son pardessus ouvert, il entoure quasiment le poêle de ses grands bras pour emmagasiner la chaleur. Bonnafé, lui, consciencieusement, démonte les filtres du gazogène et les fait sécher aux côtés d'Éluard. Et puis, ils regagnent leur asile ».

Cette activité clandestine a été rendue possible grâce à l'aide des ouvriers typographes Marcel Chauliac, Émile Molinier, Jean Imbert, et Jean Anglares, ainsi que des résistants de Clermont-Ferrand, notamment Guérin, correcteur au Moniteur.

Le sort des journaux clandestins après la Libération a été variable selon les titres et les mouvements de résistance dont ils émanaient. Certains ont cessé de paraître, estimant que leur mission était accomplie ou faute de moyens financiers. D’autres ont continué à exister, en se transformant en quotidiens ou en hebdomadaires d’opinion, souvent liés à des partis politiques ou à des syndicats. Par exemple :

  • Combat (animé par Henri Frenay et Berty Albrecht), issu du mouvement éponyme, a continué à paraître comme quotidien indépendant et anticonformiste. Parmi les membres de l’équipe de rédaction, on peut citer Albert Camus jusqu’en 1947.
  • Libération, issu du mouvement de résistance Libération-Sud, a continué à paraître comme quotidien socialiste, dirigé par Raymond Aubrac et Emmanuel d’Astier de La Vigerie.
  • Le Franc-Tireur (lancé par Jean-Pierre Lévy), a continué à paraître comme quotidien radical-socialiste jusqu’en 1957.
  • L’Humanité (fondé par Jean Jaurès), organe du Parti communiste français, qui avait été interdit en 1939 et avait continué à paraître clandestinement pendant l’Occupation, a été autorisé à reparaître légalement dès août 1944.


Plaque commémorative apposée le 22 août 1999 sur l'immeuble de l'ancienne imprimerie de Saint-Flour.

Sources
Histoire de Saint-Flour sur Wikipédia.
La République du Centre - Article sur René Armager.
La MontagneDes collégiens sur les Chemins de la Résistance.

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