De Lyon à l'Ain et de la miniature à la gloire : Émile Véron et ses Majorettes

 

3 échelles de Majorette, 1/60, 1/80, 1/100, 1975.
Par Pantoine CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons.

Pourquoi un article sur Émile Véron ? C’est une histoire qui commence par un coup de chance et qui finit par un petit coup de gueule. Un jour, je tombe sur un article de la presse locale qui recense 10 célébrités enterrées dans l’Ain. Parmi elles, Émile Véron, le papa des voitures Majorette. (Tous les souvenirs d’enfance qui remontent d’un seul coup, grosse vague de nostalgie). L’article précise que ce prodige du jouet repose à Ceyzériat. Ça tombe bien, c’est à deux pas de chez moi ! Ni une ni deux, je saute dans ma voiture (pas une Majorette, hélas) et je file au cimetière pour prendre une photo souvenir dans le but d’écrire un petit article sur ce blog. J’arrive sur place, je cherche, je fouille, je scrute partout. Rien ! Pas la moindre trace d’Émile Véron. Et pour cause ! Le « journaliste » s’est trompé. Émile Véron n’est pas enterré à Ceyzériat, mais à Saint-Bernard ! C’est pas du tout la même chose. C’est comme si on confondait Paris et Marseille. C’est à l’autre bout du département ! Merci le Journal ! Grâce à toi j’ai perdu mon temps, mon essence et ma patience ! Et je n’ai toujours pas vu la tombe d’Émile Véron ! La prochaine fois, j’éviterai de faire confiance à des gens qui se prétendent journalistes et je resterai chez moi à jouer avec mes Majorette ! 😊

L'histoire d'Émile et de ses petites voitures

Émile Véron naît dans le 5e arrondissement de Lyon, le 26 mars 1925. C’est le cadet d’une fratrie de 10 enfants. Son père, Émile Véron I (1881-1931), est représentant en fils d'or et artiste peintre. Sa mère, Marie Louise Loras (1886-1952), femme au foyer, a reçu la médaille d’or de la famille française pour ses 10 enfants. Tous deux sont inhumés au cimetière de Loyasse, à Lyon 5e. 

Le 26 juin 1946, à 21 ans, Émile épouse Marie-Louise Colomb (ils auront deux enfants : Alexandre et Béatrice). La même année, il rejoint l’entreprise Norev, fondée à Lyon par ses deux frères, Joseph et Paul. Il est directeur des ventes à l'export. Le nom de la société est un ananyme de leur nom de famille (type d’anagramme qui désigne un mot inversé formé à partir d’un nom propre) mais c’est aussi un raccourci phonétique de l’expression « les jouets de nos rêves ». Les premières productions sont de simples jouets en plastique (plus exactement en Rhodialite de la firme Lyonnaise Rhône Poulenc et dont Joseph Véron est un ancien employé) : machines à coudre, biberons, pots de chambre, montres et finalement des garages et des autos miniatures au 1/72 environ, sans rapport avec la production à venir. Le premier triomphe de Joseph provient de la conception des montres jouets. Il met au point un pignon innovant qui fait tourner simultanément l'aiguille des heures et celle des minutes, évitant ainsi l'utilisation d'un second pignon. Cette astuce permet de diminuer les coûts de production tout en procurant une grande satisfaction aux enfants. Mais face au succès des autos Dinky Toys au 1/43, la firme se tourne vers le moulage plastique de véhicules miniatures en 1953 et déménage à Villeurbanne. L’usine de 10000 m2 employant plus de 400 ouvriers, est située du 53 au 65 rue du 4 AoûtSur Viva Villeurbanne, vous découvrirez l'histoire de cette usine et le témoignage édifiant d’une ouvrière qui raconte les conditions de travail difficiles.

Simca Aronde, la première miniature 1/43 de Norev (1953)
Par Defreneuse, CC BY-SA 1.0 via Wikimedia Commons.

Usine Norev à Villeurbanne en 1958.

En 1960, les trois frères ne parviennent plus à s'entendre sur les stratégies à adopter. Émile n’a pas envie de rester dans une entreprise qu'il ne contrôle pas. En 1961, il est temps pour lui de voler de ses propres ailes. Il crée la société Rail-Route Jouets qui commercialise les trains (Rail) à l'échelle 1/143 et les véhicules (Route) à une échelle variant du 1/65 (voitures) au 1/100 (camions semi-remorques + bus). Il axe sa production sur le jouet, contrairement à ses frères qui restent focalisés sur la fabrication de voitures de collection. Avec les trains, il pense avoir trouvé un créneau inexploité en évitant la concurrence des nombreux fabricants d'automobiles miniatures. Mais c’est l’échec. Les enfants préfèrent les voitures aux trains. Pour Émile c’est l’évidence : il faut se lancer dans la production de petites voitures.

En 1964, l'usine produit deux petits modèles de voitures de course marquant ainsi un nouveau départ pour la société. Émile veut changer de nom pour accompagner cette évolution. Les défilés de majorettes étant très populaires dans les années 60, sa femme, Marie-Louise, lui suggère le nom « Majorette » car « elles sont toujours en tête ». C'est ainsi que le slogan « leads the parade » a été créé pour le marché américain. Les premières boîtes de jouets comportaient également un message prémonitoire sur la languette rouge avec l'inscription « Commencez la plus belle des collections ». La production a progressivement évolué, passant de 3 à 13 modèles en 1966 et jusqu'à une trentaine de modèles dans le premier catalogue publié deux ans plus tard. La gamme s'enrichit avec l'arrivée de sept nouveaux modèles métalliques chaque année, nécessitant un déménagement vers un site plus grand pour répondre à la demande. Ce sera au 21-23 Avenue Barthélemy Thimonier à Caluire. 

Majorette commercialise des voitures miniatures en zamac et plastique qui reproduisent fidèlement les modèles des grandes marques automobiles avec des détails réalistes et des finitions soignées. Elles sont colorées, robustes et peu chères, ce qui en fait des jouets très appréciés des enfants (mais boudés par les collectionneurs). Les premiers logos représentent une majorette. La marque connaît très vite un succès mondial sur un marché pourtant dominé par Dinky Toys ou Matchbox. La croissance des Majorette est si importante que l’entreprise de Caluire doit encore s’agrandir. Elle déménage dans la zone Périca, à Rillieux-la-Pape.  

Usine Majorette à Rillieux-la-Pape. Bibliothèque municipale de Lyon.

Usine Majorette à Rillieux-la-Pape. Bibliothèque municipale de Lyon.

En 1977, Majorette entre à la Bourse de Lyon. Émile Véron distribue des actions à son personnel et devient le pionnier de la participation aux bénéfices. Cela lui vaut d’être décoré de l’Ordre national de la Légion d'honneur et de l'Ordre National du Mérite. Passionné par l'aviation de tourisme, Véron a pour slogan « la passion de l'action », à l’image de Majorette. Il devient administrateur de Goujet SARL et de Comptoir de Lyon, vice-président de Unir ou encore cofondateur de l'association Entreprise et Crédit. Sa marque produit 400 000 miniatures par jour et devient tentaculaire puisqu’elle est commercialisée dans 60 pays, avec des filiales en Allemagne, Italie, Autriche, Portugal, Royaume-Uni et jusqu’en Australie, Floride, Canada, Singapour, Brésil ou Japon.

Émile Véron à la Bourse de Lyon. Bibliothèque municipale de Lyon.

En 1980, Émile Véron rachète la marque concurrente Solido. Antimilitariste convaincu, il refuse de reprendre la gamme militaire. Nino Bucci, directeur général à Oulins, doit faire preuve de beaucoup de persuasion pour faire valider l'opération spéciale de 1984, qui rencontre finalement un franc succès malgré le peu d'égards que Véron accorde aux modèles. Majorette se hisse au rang de leader mondial des voitures miniatures. Fier de ses réussites, Émile décide de se lancer en politique : il est candidat aux élections présidentielles de 1988. Il fonde le mouvement « Réussir » et va jusqu'à louer le stade de Gerland, où il invite ses collaborateurs de Solido pour un meeting nocturne avec écrans géants. Une expérience coûteuse qui sera un échec. 

La célèbre entreprise de Rillieux-la-Pape annonce pour l'exercice 89 un chiffre d'affaires de 700 millions de francs, soit une progression de 40% par rapport à l'année précédente. Le secret ? Une nouvelle auto miniature. Elle est en métal comme d'habitude, mais elle sonne et clignote comme un camion de pompier ou un car de police lorsqu'on appuie sur le capot. La petite merveille, dont le prix ne dépasse pas 25 francs, s'appelle Sonic Flasher. En 1989, Majorette en vend 10 millions, dont 5 millions aux USA. Cette « locomotive » tire à elle seule plus de 20% du chiffre de la société. Pour respecter ses obligations envers ses actionnaires salariés, Véron retarde la délocalisation de sa production vers le Sud-Est asiatique, à l'instar de la nouvelle concurrence.

Mais ce développement fulgurant n'a qu'un temps. À la fin des années 1980, Majorette souffre d’une concurrence internationale grandissante, enchaîne les plans sociaux et délocalise une partie de sa production en Thaïlande. La qualité des détails baisse, la plupart des nouveaux modèles ne disposent plus d'accessoires mobiles (portières, capots), les châssis sont désormais en plastique.

Émile Véron à côté d'un présentoir de petites voitures Majorettes qui firent sa notoriété. Archives AFP/Jean-Marc Collignon.

En novembre 1992, Émile Véron place son entreprise en cessation de paiement. Son fils et lui sont condamnés à une amende pour abus de biens sociaux : Émile Véron avait racheté 100 000 actions Majorette au nom de l’une des sociétés de son groupe, le holding Goujet, en faisant payer le montant de ces titres (plus de 10 millions de francs à l’époque) par la Majorette S.A.). Extrait du journal télévisé de la 2 qui relate l’affaire (présenté par Bruno Masure). (Il sera condamné par le tribunal correctionnel de Lyon à un an de prison avec sursis et 100 000 F d'amende. Le ministère public avait requis dix-huit mois de prison avec sursis et 500 000 F d'amende.)

Majorette est cédée à Idéal Loisirs en avril 1993. Près de 400 personnes sont licenciées. L’entreprise n'est plus cotée en bourse. Émile ne se laisse pas abattre et fonde peu de temps après avec sa femme et son fils Alexandre, la société SIBO (commerce de gros) à Pontcharra-sur-Turdine (Rhône). (La société sera mise en liquidation judiciaire pour insuffisance d’actifs en mars 2021).

La vie de Majorette après Émile Véron

En 1994, une nouvelle production dénommée Novacar est lancée au Portugal, mais elle ne dure que très peu de temps (moins de trois ans). Cette gamme comprenait jusqu'à 18 modèles (numérotés dans la série « 100 »), dotés d'un châssis en métal et d'une coque en plastique. Ces modèles ont été intégrés à la gamme Majorette en tant que modèles à part entière, abandonnant leur numérotation et leur coque en plastique au profit d'une coque en métal.

En 1996, Triumph-Adler AG, fabricant allemand de bureautique, rachète Majorette pour se diversifier dans le jouet mais le succès n'est pas au rendez-vous et Majorette est liquidée en 2000. 

En 2001, le site historique de Rillieux-la-Pape ferme définitivement ses portes. 

Asphyxiée par ses créances, la société passe sous le contrôle du groupe jurassien Smoby en 2003 et change de nom pour Smoby-Majorette, avant d’être mise en redressement judiciaire quatre ans plus tard.

C'est l'américain MGA Entertainment Inc., propriétaire de grandes marques de jouets et de licences sur des produits dérivés qui reprend l'ensemble du groupe Smoby avec un consortium de banques internationales. En 2008, après le placement en redressement judiciaire du Groupe Smoby-Majorette, c'est le groupe financier MI29 qui pilote la société Majorette SAS. Mais les problèmes persistent et Majorette est de nouveau mise en redressement judiciaire en novembre 2009 par le tribunal de commerce de Paris.

En février 2010, le tribunal de commerce arrête le plan de cession en faveur de la société Smoby Toys. Le 21 juillet 2010, la propriété de la marque est transférée à la société allemande Dickie Spielzeug (Fürth).

Aujourd’hui, malgré le nombre de redressements judiciaires, la saga Majorette trace toujours sa route. Les petites voitures continuent d’enchanter petits et grands. Une histoire qui se poursuit depuis près de 60 ans.

Émile Véron meurt le 20 novembre 2013 à Villeurbanne, à l’âge de 88 ans. Il est inhumé à Saint-Bernard (Ain), où il résidait.

Tombe d'Émile Véron à Saint-Bernard par Joël Chirol.

Il laisse derrière lui un héritage industriel et ludique qui a marqué des générations d’enfants. Pour l’homme d’affaires Louis Thannberger, qui avait orchestré l’introduction en bourse de Majorette en 1977, Émile Véron était « un homme de génie et un visionnaire ».

Michel Merlin témoignait sur un blog auto en 2013 : « Comme ingénieur des ponts j'ai eu affaire à Émile Véron vers 1968. Je me souviens d'un archétype de l'homme d'affaires lyonnais de l'époque : travailleur, très économe, habillement et aspect spartiate càd modeste mais strict, dur et persévérant, qui ne faisait de cadeau à personne, ni à lui ni à autrui, et prêt à pas mal d'accommodements avec les principes pour parvenir à ses fins, qui étaient, par ordre : ses petites voitures, son entreprise, son personnel ; seulement ensuite venaient sa famille et sa personne. Au total, j'ai plutôt envie de l'admirer. Ce n'est que bien plus tard qu'il s'est senti des ailes vers la présidence et l'expansion forcenée de ses affaires. »

Pas de miracle, le pouvoir ne rend pas empathique

En 2008, le fondateur de Majorette publie une lettre ouverte dans le Figaro à Sarkozy pour demander la suppression des charges patronales sur les heures supplémentaires. Lyon Mag lui accorde une interview. À lire ici

On se dit que si Véron était toujours de ce monde, il aurait été le complice du président actuel avec son discours tout moisi sur le « travailler plus » et sur « les français fainéants ». Il serait peut-être bien ministre ! « La croissance est possible si on travaille plus. Cela donnera des emplois et de la fortune pour tous. » Fortune pour tous ? Tu te foutrais pas un peu de la gueule du monde M. Véron ?

Commentaires

  1. Bonjour,
    excellent article sur la saga Majorette et en incise sur la famille Véron .
    Merci à vous pour le travail documentaire qui nous renvoie au passé industriel et à ses capitaines injustement oubliés.

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    1. Merci à vous d'être un lecteur fidèle ! Quant aux capitaines d'industries, je n'en suis pas très fan en règle générale car ils restent tout de même des patrons (souvent exploiteurs). Mais ils ont été jeunes et ont eu des idées innovantes. Reconnaissons-leur donc leur contribution à certains progrès économiques et technologiques, ainsi que leur capacité à saisir des opportunités pour bâtir des entreprises prospères.

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