Quand la musique voyageait en valise ! La petite histoire d'un tourne-disque légendaire

Marcel Teppaz (1908-1964)
Archives du groupe de recherche et d’histoire de la Ville de Craponne.

« Joue-moi de l'électrophone, j'ai envie d'entendre des airs joyeux ! », chantait Charles Trénet en 1972. Qu'il soit posé sur un buffet plaqué, une table basse en formica ou un tapis Flokati, ce tourne-disque portable trouve sa place partout, permettant à la musique de pénétrer dans les foyers français. Avec sa petite valise renfermant un haut-parleur dissimulé sous son couvercle, cet appareil connaît un succès fulgurant, contribuant à accélérer l'émergence de la culture pop. Marcel Teppaz, entrepreneur visionnaire et créateur emblématique, a donné naissance à l'un des tourne-disques les plus légendaires de tous les temps. Ce petit bijou technologique, connu sous le nom de Teppaz, a conquis le cœur des amateurs de musique et a laissé une empreinte indélébile sur plusieurs générations. Sa conception novatrice en forme de petite valise portable en a fait un compagnon de voyage incontournable. Aujourd'hui encore, le Teppaz demeure une pièce de collection recherchée par les passionné·e·s et les collectionneur·se·s. Entrons dans l'histoire fascinante de Marcel Teppaz et de son héritage musical intemporel.

Marcel Teppaz voit le jour le 26 mai 1908 à Serrières-de-Briord, petite bourgade de l’Ain qui a déjà eu droit à un article sur ce blog puisqu’elle fut témoin de 1909 à 1910 de la plus longue grève ouvrière de l’époque : article à lire ici. Il est le fils de Jean-Pierre Teppaz (1880-1948), natif de Cognin en Savoie et de Marie-Louise Girin (1883-?).

Marcel passe une enfance paisible auprès de ses parents aimants. Son père possède une entreprise de réparation de machines à tisser qui lui permet de vivre plus que décemment car elles sont très demandées à l'époque, aussi bien en ville qu'à la campagne. Adolescent, il accompagne souvent son père lors de ses visites de travail, ce qui lui permet de s'initier au métier de tulliste. Doté d'un esprit vif et d'une curiosité toujours éveillée, le jeune garçon est heureux en plein air, dans l'action et en compagnie des autres. Une personnalité forte commence à se dessiner. Il est davantage attiré par la compagnie des adultes que par celle de ses petits camarades du même âge qui ont des préoccupations que Marcel juge « futiles ». Lui, est fasciné par la science mécanique et par les merveilleuses innovations offertes par ce nouveau siècle : la mécanique, mais aussi tout ce qui concerne l'électricité, les ondes et les sons. Monsieur Teppaz père voyait d'un bon œil cet enfant attentif et doué pour la communication et l'action : il pensait que la relève serait rapidement assurée... Mais le jeune Marcel, animé par une grande ambition, fit le choix de suivre son propre chemin plutôt que de se consacrer aux études. C'est ainsi qu'il quitta l'école sans obtenir de diplôme.

À l'âge de dix-sept ans, pour conjurer la disparition tragique de sa mère qui lui était très chère, Marcel part pour le nord de l'Italie avec son baluchon sur l'épaule. Il trouve un emploi dans le secteur textile et se fait apprécier par ses employeurs, qui souhaitent le garder définitivement dans la région du Piémont. Il y reste quatre ans, puis revient subitement à Lyon d'où il était si brusquement parti. Il devient vendeur chez Ariane, puis chez Visseaux (éclairage et radios). Dans les deux entreprises, ses résultats commerciaux sont remarquables et attirent l'attention. Fort de ces premiers succès, Marcel décide de ne plus travailler pour les autres... Il fonde sa propre entreprise pour « être le seul maître à bord ».

C'est dans le 2e arrondissement de Lyon, rue Jarente, qu'en 1931, Marcel s'installe avec trois compagnons pour entamer sa grande aventure. Il se souvient : « À l'époque, nous étions tous de jeunes entrepreneurs... Je revenais du service militaire avec une solide formation de technicien-mécanicien et de bonnes compétences commerciales. J'ai donc créé une entreprise d'assemblage de matériels radio, d'amplificateurs et de produits électriques. Ces derniers n'existaient pas encore en France, je les ai importés des États-Unis, les assemblais et les vendais. J'ai proposé avec succès des postes de radio en vente directe, le produit était porteur, et j'étais persuasif et persévérant… » Mais les débuts de Marcel ne sont pas dénués de difficultés. En tant que pionnier évoluant dans un monde en pleine mutation entre les deux guerres mondiales, il fait face à de nombreux défis. Les produits de son catalogue sont importés des États-Unis et pour réussir à les vendre, il déploie un travail acharné de démarchage en porte à porte, sans jamais se laisser submerger par le découragement.

En 1937, il lance une nouvelle activité d'amplificateurs. Trente personnes rejoignent son équipe et l’entreprise déménage dans des locaux plus spacieux, rue Général Plessier, toujours dans le 2e arrondissement de Lyon. Mais la guerre remet tout en question. Mobilisé en 1939,  son entreprise doit fermer ses portes. Lorsqu’elle peut rouvrir en octobre 1940, il faut repartir de zéro... Ce fut un nouveau départ difficile. Les possibilités étaient limitées. La ligne de démarcation constituait un obstacle considérable. Les Allemands interdisaient la fabrication de matériel amplificateur car il suffisait d'ajouter un oscillateur pour en faire un émetteur radio. Marcel ne se laissa pas abattre et décida alors de se lancer dans la fabrication d'un autre produit : le tourne-disque. À cette époque, la France n'en produisait pas. Ils étaient tous importés d'Angleterre, de Suisse ou d'Allemagne, et la guerre avait bloqué le marché.

Fin 1941, les premiers tourne-disques Teppaz sortent sur le marché. À l'époque, Marcel est le seul en France à fabriquer de tels produits, il n’a donc pas à faire face à la concurrence. Cependant, leur prix élevé limite leur accessibilité à une grande partie de la population. Malgré cela, l'engouement pour les tourne-disques est à son comble après la libération.

En 1952, l'entreprise continue de croître et compte désormais 400 employé.e.s. Elle établit son siège au 170 boulevard de la Croix-Rousse, dans une ancienne soierie. Deux autres usines sont ouvertes, l'une à Montgivray dans l'Indre, et l'autre à nouveau à la Croix-Rousse. Marcel Teppaz, animé par son désir de trouver la formule la plus simple et pratique, tout en restant financièrement accessible, souhaite aller encore plus loin en passant du simple tourne-disque à un appareil polyvalent : l'électrophone. Celui-ci doit combiner la lecture, l'amplification et la restitution sonore grâce à un haut-parleur intégré. Bien que des produits similaires existent déjà, ils ne sont pas portables. Marcel veut créer son « trois en un », une formule qui deviendra l'un des slogans de la marque.

L'usine de la Croix-Rousse en 1966.

Ainsi, en 1955, Marcel Teppaz et deux de ses employés, Langevin et Jarre (grand-père du musicien Jean-Michel Jarre), se lancent dans un travail intensif de miniaturisation. Le fruit de leurs efforts est la création de « Présence », une valise permettant d'écouter de la musique. Bien qu'elle pèse cinq kilos, ce qui reste assez lourd, elle constitue un exploit technologique pour l'époque. Malgré son poids, Présence fait sensation. Proposée en quatre coloris, elle se vend à cinq cent mille exemplaires, propulsant Teppaz au rang d'incontournable, au-delà des frontières. Les jeunes l'adoptent et l’emportent dans leurs fameuses surprises-parties. Le Teppaz devient l'accessoire incontournable des bateaux, des campings et des pique-niques. La renommée de la marque repose également sur la fiabilité de ses produits. Acheter du Teppaz signifie ne jamais avoir à recourir à un réparateur.

Marcel Teppaz, à droite, présente son célèbre électrophone Présence.

Mais Marcel Teppaz ne veut pas s'arrêter là dans l'innovation et la miniaturisation. En 1958, il invente l'Oscar, un tourne-disque encore plus portable qui se présente également sous la forme d'une valise. La version Transit de 1959 peut même fonctionner sur piles. Si, plus tard, l'iPod popularisera la musique numérique, l'Oscar de Teppaz fera de même avec les disques vinyles. Des millions d'Oscars seront vendus. « Cinq ans plus tard, nous avons lancé l'électrophone. J'ai créé un modèle plus accessible que ceux de mes concurrents étrangers : il était portable, une véritable révolution. Il ressemblait à un bagage à main. C'est ainsi que le modèle « Présence » est sorti et a été vendu à 500 000 exemplaires, suivi rapidement par « Oscar », qui s'est écoulé à des millions d'unités dans le monde entier, faisant danser la planète entière… » 


Jusqu'en 1968, c'est l'âge d'or du Teppaz. Ses formes plaisent et il se décline en une multitude de coloris, allant jusqu'à 25 options différentes. Il est apprécié pour sa maniabilité et son poids léger, devenant un modèle à suivre. Le « Teppaz portable » conquiert 111 pays, ce qui vaut à son créateur de remporter l'Oscar de la meilleure entreprise française à l'exportation en 1962. Ce prix lui a été remis au Louvre, le 3 juillet 1962 par Valéry Giscard d'Estaing, alors Ministre des Finances. Cette reconnaissance a été renouvelée le 7 octobre 1965, après le décès du fondateur, pour saluer de nouvelles performances. L'époque était en parfaite harmonie avec cette réussite : la musique se démocratisait, le niveau de vie témoignait d'un bonheur retrouvé. Johnny Hallyday était souvent photographié avec sa moto et son tourne-disque Teppaz. L'Oscar deviendra un produit emblématique de toute une génération et tout le monde souhaitera posséder son propre tourne-disque portable. L'objet fera même une apparition lors d'un défilé de mode aux États-Unis, porté par des mannequins comme accessoire tendance. 

Valéry Giscard d'Estaing et Marcel Teppaz.

Réception au Louvre.

Dans son livre intitulé « Quand Teppaz faisait tourner le monde » (Jacques André, 2006), Michel Loude met en avant les qualités de gestionnaire de Marcel Teppaz. Ce capitaine d'industrie adoptait quatre règles clés pour diriger son entreprise : éviter toute lourdeur administrative et hiérarchique, renoncer aux titres pompeux, impliquer tout le monde dans le travail concret et maintenir une sobriété et une simplicité dans son approche. Ces principes ont contribué au succès continu de l'entreprise, qui a vu ses effectifs doubler pour atteindre 800 employé.e.s. Une boutique vitrine sera même ouverte au 160, rue Lafayette à Paris, servant à la fois de lieu de réception pour les clients et d'entrepôt.


Afin de répondre à la demande mondiale, des chaînes de production seront établies en Iran, en Afrique du Sud, au Mexique et en Australie. Paradoxalement, c'est en Europe que l'entreprise rencontrera le plus de difficultés pour s'imposer. Les fabricants locaux n'accordaient aucune faveur à Teppaz, et certaines marques menaçaient de retirer leurs produits des revendeurs s'ils continuaient à vendre la marque lyonnaise. Malgré sa plus petite taille, Teppaz deviendra toutefois un concurrent redoutable pour le géant néerlandais Philips. La confrontation entre les deux fabricants d'électrophones est décrite par Michel Loude comme une lutte des classes, où les appareils Philips sont protégés par des meubles massifs et imposants, tandis que Teppaz ne peut proposer au public que de modestes petites valises en carton. 

Marcel Teppaz, avec son autorité naturelle, sa vision prospective et ses audaces techniques et commerciales, a propulsé son entreprise toujours plus loin et toujours plus haut. Il était l'un des dirigeants lyonnais les plus brillants de l'après-guerre, même si sa personnalité était décrite comme réservée, froide et peu bavarde, ce qui lui a valu le surnom de « Sphinx ». Sa méfiance et son manque d'enthousiasme pour la rigolade suscitaient à la fois la crainte et le respect de ses collègues au sein de l'entreprise. Mais sa disparition brutale et inattendue [le 15 août 1964, Marcel décède subitement d'une crise cardiaque à Saint-Alban-de-Montbel en Savoie, à l'âge de 56 ans] a stoppé net une vie qui aurait encore réservé d'innombrables surprises. Marcel Teppaz est inhumé au cimetière de La Croix Rousse. (ancien cimetière, allée 44). 

Tombe de Marcel Teppaz à l'ancien cimetière de la Croix-Rousse (Lyon). Photo de Benoit Prieur sous licence Creative Commons CC0 don universel au domaine public. 

La question se pose alors : l'entreprise Teppaz peut-elle survivre sans Marcel Teppaz, le patron omniprésent qui participait à tous les aspects, de la conception à la fabrication ? 

En septembre 1964, un changement de direction majeur a lieu : Madame Teppaz devient PDG, Monsieur Seyvos, son gendre, est nommé directeur général et administrateur, tandis que Madame Coudeyre conserve son titre de directrice adjointe en charge du secrétariat général et de l'administration commerciale. Mais de nouveaux produits venus du Japon font leur apparition sur le marché. Synonymes de modernité, ils grignotent les parts de marché de Teppaz. Les avancées technologiques sont rapides, et Teppaz accuse un retard notable, surtout en ce qui concerne les changeurs de disques (lecture des disques en automatique avec un axe changeur) où BSR et Dual sont en tête. Le danois Bang et Olufsen, quant à lui, règne en maître sur le marché de la Hi-Fi haut de gamme. Depuis 1963, la cassette audio, inventée par l’ingénieur néerlandais Lou Ottens, commence à rivaliser avec le vinyle. Bien que la qualité sonore soit moindre, la cassette est moins chère que le disque et permet la création de produits encore plus compacts (comme le célèbre Walkman qui sera commercialisé en 1979). L'arrivée de grandes enseignes comme la Fnac et Darty fragilise davantage Teppaz, car ces nouveaux géants de la distribution achètent des quantités massives tout en tirant les prix à la baisse. L'entreprise est contrainte de réduire ses marges. Les événements de Mai 68 viennent encore aggraver la situation d'une structure déjà fragilisée, avec notamment la séquestration de cadres dans l'usine et une absence de reprise du marché. Confrontée à des difficultés financières, l'entreprise se voit contrainte d'emprunter, mais les banques se montrent strictes dans leurs exigences. En conséquence, des licenciements sont initiés, principalement parmi les employés les plus anciens. L'usine de Montgivray ferme ses portes. Le 3 juin 1971, Teppaz se déclare en faillite. Après avoir été rachetée par la société Fantasia, l'usine de la Croix-Rousse est vendue à « Amengual frères », un fabricant de joaillerie-bijouterie qui s'installe boulevard de la Croix-Rousse en juin 1971. Les produits qui sortent sous la marque Teppaz à partir de 1971 ne sont plus de « vrais Teppaz ». Fin 1978, la liquidation totale devient définitive après une période de 7 années chaotiques et dramatiques. 

Chaine de finition de l'électrophone vedette Teppaz, le 336 à baffle « spatio-dynamic ».

Jean-Louis Fayolle, ancien délégué syndical CFDT chez Teppaz raconte :  « Je suis entré chez Teppaz en 1971, j'avais 26 ans. L'usine venait de connaître son premier dépôt de bilan et d'être rachetée. J'y suis resté jusqu'à la fin, en 1978. En 1974, nous étions 223 employés lors du second dépôt de bilan. C'était un marché difficile. Dans cette usine, il y avait 70% de femmes et beaucoup de jeunes de moins de 25 ans, tous.tes exploité.es au niveau des salaires. Nous avons décidé, nous les employé.es, d'occuper les lieux et de rester. Nous avons remis en route la fabrication et fait redémarrer l'usine avec des ventes sauvages à Marseille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Saint-Nazaire et Paris, avec d'autres entreprises en lutte. Ceci pendant neuf mois puis au cours d'une deuxième période de vingt-sept mois. Il ne restait plus que 123 employés. Après cette occupation, l'usine a été reprise par une entreprise de matériel téléphonique. Seuls 30 employés ont été gardés. Je suis parti à ce moment-là. »


Les locaux de l'usine de Craponne abriteront plus tard les « Antiquaires de l'Ouest » ainsi que la librairie-papeterie Lira et l'usine de machines à laver Ferlay. Aujourd'hui, une zone commerciale occupe l'espace avec notamment le magasin Intermarché. En 1998, la marque Teppaz est rachetée par Jean-Claude Sensamat, président de la société éponyme basée dans le Gers. Son objectif est d'utiliser la marque Teppaz pour sa gamme audio, y compris les autoradios, ainsi que pour ses accessoires destinés à la téléphonie. Auparavant, en 1990, il avait déjà acquis la marque horlogère Lip et les droits d'utilisation du nom du célèbre clown Achille Zavatta, utilisé pour commercialiser des vélos pour enfants auprès de centrales de jouets. En 2008, la demeure de la famille Teppaz, située au bord du lac d'Aiguebelette, est vendue, marquant ainsi la fin d'une époque.

L'usine Teppaz, implantée à Craponne (69) de 1958 à 1978. Archives du Grehc.

Malgré tous ces déboires, personne n'aurait pu prédire que plus de cinquante ans plus tard, les modèles Oscar et Présence seraient encore très prisés sur les sites d'enchères en ligne. Ces tourne-disques indestructibles apportent toujours du plaisir aux gens, comme le soulignait un slogan de Teppaz.

Pour aller plus loin : 

Reportage sur la fabrication des électrophones portatifs inventés par Marcel Teppaz, dans les usines de la marque, considérées comme les plus modernes de France et situées à Montgivray dans l'Indre ainsi que sur le plateau de la Croix Rousse à Lyon. 


Sources
M. Loude - Quand Teppaz faisait tourner le monde, Jacques André, 2006.



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