Odette Laguerre, une féministe aindinoise de la Belle Époque


Odette Laguerre

Chères lectrices, chers lecteurs, installez-vous dans vos fauteuils et prêtez l'œil à une chronique que j'avais égarée au fond d'un tiroir, coincée entre un billet de loterie aussi illusoire qu'une promesse de ponctualité ferroviaire et une missive amoureuse, gauchement griffonnée aux temps des bancs scolaires. Aujourd'hui, je ressuscite ce récit, non pas pour son acuité évidente dans notre combat actuel contre les violences faites aux femmes, mais parce qu'il est impératif, dans cette noble lutte, de se remémorer les figures emblématiques. L'article, rédigé en mars 2022 pour la Suffragettes Week à la Tannerie de Bourg-en-Bresse, narre l'odyssée d'Odette Laguerre, femme aussi singulière qu'un trèfle à quatre feuilles au milieu d'un champ de pissenlits. Odette, figurez-vous, n'était pas une suffragette de l'ordinaire. Elle ne se contentait pas de brandir une pancarte ou clamer des slogans. Non, Odette faisait partie de celles dont la seule présence ébranlait les fondements du patriarcat. Et la raison de déterrer cette histoire aujourd'hui ? C'est que, dans la lutte de ces 16 jours d'activisme contre la violence faite aux femmes, chaque récit a sa part à jouer. Se remémorer Odette en ce moment, c'est souligner que chaque combat, chaque voix, chaque histoire, tisse un fil d'Ariane dans ce dédale complexe qu'est l'émancipation féminine. En ces jours de réflexion et de mobilisation, rappelons-nous d'Odette Laguerre. Non comme un cliché jauni dans le grand album de l'histoire des femmes, mais comme une étincelle persistante qui brille encore sur notre esquif égaré vers un monde, espérons-le, beaucoup moins bancal.


Depuis le XVIIIe siècle, les combats pour les droits des femmes se sont succédés et ont été nombreux. Mais selon Simone de Beauvoir, la première féministe reconnue serait l'écrivaine française Christine de Pisan (1364-1430) car elle communiquait déjà sur la relation entre les sexes, tout en dénonçant la misogynie. 

Plus proche de nous, dans l’Ain, la féministe bugiste Odette Laguerre (1860-1956), professeur de l'enseignement secondaire des jeunes filles et militante pour le droit de vote des femmes, s’est illustrée à la Belle Époque en écrivant des articles sur la condition féminine dans La Fronde, L'Aurore, L’Action ou encore Pages libres. Ses contributions étaient centrées sur la promotion de l'égalité des sexes et la lutte contre la misogynie.

Odette Garin de la Morflan est née à Constantinople, le 7 novembre 1860. Fille de René-Louis-Charles Garin de la Morflan, secrétaire d'un gouverneur ottoman, et d'Hélène Vaume, crêtoise de cœur, elle est bercée par les récits orientaux. La famille Garin de la Morflan est ancrée dans le Valromey depuis plusieurs générations, et si le père d’Odette se trouve à Constantinople c’est parce que le bougre a un faible pour les cartes, un vice qui le mord plus fort qu'une vipère. Ses parents, pour éviter le scandale, l'ont envoyé en exil doré occuper un poste très loin de chez lui, histoire de calmer ses ardeurs.

En 1862, la petite famille foule à nouveau le sol français. Paris, la ville de l'amour, les accueille. Odette, qui a tout juste deux ans, assiste au mariage civil de ses parents. Un mariage civil, vous imaginez ? À cette époque, c'était presque aussi scandaleux que de déclarer aimer le roquefort sur la tarte Tatin. Ces deux-là, libéraux jusqu'au bout des ongles, n'auraient pas dépareillé dans un salon de Montparnasse, entre un verre d'absinthe et une discussion sur la relativité de la pudeur. Odette, sans le savoir, venait d'entrer dans une famille où le conformisme était aussi rare qu'un bon mot dans la bouche d'un percepteur.

Odette grandit et plonge dans le tumulte de la vie parisienne, cœur vibrant de la culture et de l'effervescence intellectuelle. Dotée d'un esprit libéral, à la faveur d'une éducation soignée, elle s'initie à l'art du piano, de la peinture et même à la sténographie, tout en se plongeant dans les trésors littéraires de la bibliothèque paternelle. Avec ses parents, elle fréquente le salon du docteur Emile Laguerre, un lieu où l'on causait probablement de choses plus palpitantes que la croissance des choux de Bruxelles. Dans ce cénacle d'esprits éclairés, elle croise le chemin de Madame Raymond, directrice de La Mode illustrée, un brûlot tiré à 100 000 exemplaires, rien que ça. Ni une ni deux, Odette devient journaliste en 1878, prouvant ainsi que, contrairement à certaines idées reçues, le journalisme peut parfois mener à quelque chose. Par ses écrits, elle dispense son savoir sur l'hygiène, l'éducation et les soins, éclairant les mères et les éducatrices éloignées des grandes villes. En parallèle, elle fait des études qui la mènent jusqu'aux prestigieuses salles de la Sorbonne où, bravant les convenances de l'époque, elle décroche son diplôme de professorat des lettres en 1881.

Dans le même salon branché, Odette rencontre Henri-Maxime Laguerre, le rejeton de l'hôte. Il bosse au Crédit foncier à Paris. Entre ces deux-là, c'est le coup de foudre et le coup de folie : Henri-Maxime, dans un élan de romantisme, envoie balader son job ennuyeux pour se la couler douce dans l'Ain avec sa dulcinée, et se reconvertir en fermier. Ils s'unissent civilement (eux aussi) à Artemare le 11 octobre 1884. Odette est anti-cléricale. Elle voit le cléricalisme comme une sorte de plat réchauffé qui empêche la société de goûter aux saveurs nouvelles du progrès.

Henri-Maxime Laguerre

Odette et son cher et tendre mènent une vie qui oscille entre les mondanités de la bourgeoisie parisienne et la douce tranquillité de Cerveyrieu, un genre de tango entre le caviar et les vaches. Finalement, ils posent leurs valises à Don (01), dans une maison bâtie sur les restes d'un vieux cellier, où l'on imagine qu'il restait encore l'odeur du bon vin. Henri-Maxime s'adonne à la politique, devient maire de Vieu-en-Valromay et député radical-socialiste de l'Ain. Odette, quant à elle, se lance tête baissée dans l'aventure industrielle, érigeant une usine de peignes en corne au cœur du Valromey. Elle souhaite contrer la crise agricole, mais espère aussi assurer un avenir confortable à sa progéniture (Odette et Henri-Maxime ont eu trois enfants entre 1889 et 1892 : David-Edouard, Léon-James et Hélène). Cette initiative industrielle marque un tournant décisif pour la famille Laguerre. L'usine emploie entre 80 et 150 personnes, offrant des salaires réguliers et des conditions de travail relativement meilleures par rapport aux scieries locales. Odette fait plus que fabriquer des peignes : elle redessine le paysage du Valromey.

En 1903, elle fonde la Société d’éducation et d’action féministes à Lyon, un bastion de l'éducation et de la réforme, œuvrant pour l'émancipation et la solidarité des femmes. Sous son égide, sont instaurées des colonies de vacances gratuites pour jeunes ouvrières et un foyer pour mères abandonnées. La Société offre également des services tels que des conseils juridiques gratuits destinés aux femmes et une initiative nommée « œuvre de la layette », conçue pour aider à l'obtention de vêtements pour bébés. Odette : une féministe avec un grand F, et un cœur encore plus grand.

En 1905, elle publie un ouvrage d’éducation féministe (à mettre entre toutes les mains !) intitulé Qu'est-ce que le féminisme ?, dans lequel elle voit celui-ci comme « une poussée de justice qui tend à égaliser les droits et les devoirs de l’homme et de la femme ». C'est un plaidoyer encourageant l'émancipation féminine. Elle réclame l’égalité des sexes dans tous les domaines : éducation, travail, morale, droits, droit de vote. Cette dynamo littéraire ne s'arrête pas là : elle écrit aussi sur le droit électoral des femmes, la protection de l'enfance, et même une comédie, La Révolution au royaume des bonbons, pour amuser les enfants.

Vers 1911, l'entreprise de peignes d’Odette rencontre des difficultés financières majeures, exacerbées par l'intermédiation de grandes firmes et les changements dans la mode et les habitudes de consommation, notamment la simplification des coiffures féminines et l'utilisation accrue de la bicyclette : adieu les chignons, bonjour le vent dans les cheveux à vélo. 

La Première Guerre mondiale transforme temporairement l'usine en sanatorium pour blessés légers. Odette se bat comme une lionne pour garder l'usine ouverte, mais la famille doit faire face à d'importantes dettes, conduisant à la liquidation de l'entreprise en 1926​.

En 1932, Odette endosse le rôle de secrétaire de la Ligue internationale des mères et éducatrices pour la paix, une organisation fondée en 1928 avec un objectif noble : sensibiliser les mères à leur rôle crucial dans la prévention des conflits. L'organisation mettait l'accent sur l'influence significative des mères en tant qu'éducatrices premières de la société, notamment dans la formation des attitudes et des valeurs chez les hommes, avec l'objectif de contribuer à l'évitement de la guerre.

En 1934, Odette et sa fille Hélène ouvrent leur maison à un homme originaire de Brême, fuyant le régime d'Hitler. Ce dernier travaille pour elles en tant que secrétaire et réside avec la famille pendant onze ans. Mais l'hospitalité des Laguerre ne s'arrête pas là. Après l'incendie du Reichstag, elles hébergent des Allemands aux idées trotskistes, puis des Autrichiens suite à l'assassinat de Dollfuss. Après l'Anschluss de 1938, leur porte s'ouvre pour des Tchèques, principalement des Juifs, et la situation devient encore plus critique après la Nuit de Cristal en novembre 1938. Leur demeure devient un refuge pour un nombre croissant de réfugiés, hébergeant plus de trente âmes en quête de salut.

En 1944, la France, sous l'impulsion du Général de Gaulle et de son Comité de Libération, accorde enfin le droit de vote aux femmes. Un événement historique, comme un coup de semonce dans un vieux régime patriarcal. Les femmes françaises ont exercé ce droit pour la première fois lors des élections municipales en avril 1945.

En 1945, Odette, alors âgée de quatre-vingt-cinq ans, accomplit son devoir civique pour la première fois, votant aux élections municipales, une sorte de cerise sur le gâteau après une vie de lutte pour l'égalité. Elle tire sa révérence en 1956 à Belmont (01), à l'âge vénérable de 96 ans, laissant derrière elle un héritage de combat et de persévérance pour l'émancipation des femmes. Aujourd'hui, dans le Bugey, on l'a un peu oubliée, mais son esprit flotte encore. Si vous passez par Artemare où elle est enterrée, faites un détour par le cimetière, une fleur à la main, en souvenir de cette battante.

Pour en savoir plus : Entre Autres.



« Est-ce un krack ? », est un article d'Odette Laguerre publié dans La Fronde du 13 juin 1903, p. 1. 

Petit résumé pour celleux qui ont la flemme de cliquer sur le lien pour lire l'article : Dans Est-ce un krack ? Odette s'embrouille avec Jussieu. Le gars clame que les dames aux States, avec la coéducation, font pâle figure face aux bonhommes en matière de créativité. Il dit qu'elles sont bonnes pour rafler les diplômes, mais pour pondre du lourd, du genre Tolstoï ou Nietzsche, il n'y a plus personne. Laguerre répond que c'est justement parce qu'elles ont cartonné à l'école et raflé tous les lauriers que ça a fichu le bazar. Ce n'est pas qu'elles manquent de jugeote, c'est que les messieurs ne supportent pas de se faire damer le pion. Ensuite elle attaque le fond du truc. Elle dit que si les femmes devaient attendre que le génie leur tombe du ciel, elles attendraient encore. Qu'il faut du temps pour rattraper des années d'éducation en rade car ce n'est pas en un claquement de doigts qu'on change la donne. En conclusion elle argumente qu'il faut donner du temps au temps. Quand les femmes auront eu leur part du gâteau, éducation, expérience, tout ça, alors on pourra discuter sérieusement. Jusque-là, c'est complètement idiot de croire qu'on peut juger du cerveau de ces dames sur un si court bout de chemin. 😉

Commentaires

  1. bonsoir, c'est toujours un bonheur de parcourir votre blog où je vais de découverte en découverte. Je ne connaissait pas Odette et je l'ai rencontrée virtuellement grâce à vous. Belle et bonne continuation dans vos balades que vous nous faites partager.

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    1. Bonsoir et un grand merci pour votre message qui me touche profondément. C’est un plaisir de savoir que mon blog est une source de découvertes pour vous. La rencontre virtuelle avec Odette Laguerre est une expérience que j’ai été ravie de partager, tant son histoire et son parcours sont à connaître. Vos encouragements me motivent à continuer d'explorer et de partager d'autres trésors cachés de l'histoire aindinoise. N’hésitez pas à repasser par ici et à laisser un petit commentaire, ne serait-ce que pour dire bonjour. ;-)

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