L'adieu aux saucissons

Quelque part en Saône-et-Loire.

En cette année de grâce 1993, dans un coin paumé de l’hexagone, la maison « Salaisons des Îles » ferma ses portes, non sans un soupir de soulagement des cochons alentour. Fondée en 1954 par un homme qui croyait dur comme fer que la charcuterie était l'avenir de l'homme, la boutique avait connu des jours de gloire et des nuits d’ivresse, où les saucissons se balançaient au plafond comme des pendus, mais en moins tragique. Pierre, le fondateur, était un homme de goût, un esthète de l'andouillette, un poète du pâté de campagne, un Rimbaud de la rillette. Son magasin était son œuvre, son chef-d'œuvre, son « Guernica » à lui, une espèce de Louvre du lardon. Mais voilà, les temps changent plus vite que les bactéries prolifèrent dans un pâté de foie, les artères se bouchent, et les préoccupations écologiques s’immiscent dans l’esprit des consommateurs. La légende raconte qu'avant de tourner la clé dans la serrure pour la dernière fois, Pierre aurait lâché une larme – sûrement une perle de graisse condensée – et avec elle, une dernière parole : « Salut, tas de veaux. Vous ne savez pas ce que vous perdez. Allez, à la revoyure, et si le ventre vous gargouille, n'oubliez pas de mâcher du côté où vous avez encore des dents. » La devanture, aujourd'hui, se dresse encore, fière et décrépite, comme un vieux comptoir de bar abandonné où les échos des dernières tournées n'en finissent plus de se dissiper. Elle porte les cicatrices du temps et la poussière d'un monde qui a tourné la page sur le gras et le sel. Dans cette ruelle, si l'on tend l'oreille, on peut encore entendre l'écho des conversations, des rires gras et des couteaux qui tranchent le jambon. C’est un morceau d’histoire, une tranche de vie, une odeur oubliée. Et si vous passez par là, respirez un grand coup, vous sentirez peut-être, portée par le vent, l’odeur d’un saucisson bien poivré, et peut-être même que vous verrez l'ombre de Pierre, dos tourné à son royaume des carnivores, prêt à faire ripaille de ses souvenirs saumurés.
 

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