1899 : grève des ouvriers des filatures Warnery à Tenay (Ain)

 

Le meneur de grève, 1909. Illustrateur inconnu.

En août 1899, la condition particulière des ouvriers de Louis-Antoine Warnery débouche sur une importante grève amenant une grande agitation dans la ville de Tenay. Les ouvriers de Jean Quinson, n'ayant pas les mêmes conditions de travail se mettent en grève également, mais seulement par esprit de solidarité. 

Le décor

En 1899 il n’y a qu’une seule industrie à Tenay, celle de la soie. Cette soie est préparée puis cardée et filée. Pour cela il y a cinq usines. Dans l’usine d’en bas se fait la cuisson des cocons, auxquels on a enlevé le premier fil. La cuisson terminée, la soie est transportée à l’usine d’en haut où se trouve la carderie. La soie mise en nappes passe aux peigneuses, puis aux étaleurs qui la mettent en rubans. Il y a deux carderies et deux filatures. L’une de ces dernières est située à Argis, à 1500 mètres de Tenay. Les cinq usines appartiennent à deux entreprises capitalistes : celle d’en bas, la carderie d’en haut et l’usine d’Argis sont la propriété de Warnery, les deux autres appartiennent à la société anonyme suisse dont le directeur est Jean Quinson. Le nombre des ouvriers et ouvrières travaillant dans ces cinq usines est d’environ 1800. Il y a plus d’hommes que de femmes, surtout dans les carderies. Mais dans les filatures, les patrons tendent de plus en plus à remplacer les ouvriers par des ouvrières qui gagnent moins tout en produisant un travail équivalent et qui sont, paraît-il, moins atteintes par les idées subversives. 

Les conditions de travail

Les peigneurs sont assujettis à trois tarifs, selon la qualité de la machine, de la soie et de l’ouvrier. Le premier tarif est fixé à 0,13 francs la pressée de deux kilogrammes de soie, un ouvrier moyen pouvant faire dix pressées par jour. Le second tarif est de 0,115 francs et le troisième de 0,10 francs par pressée. Outre cette échelle de salaire qui est déjà un moyen très habile d’entretenir la division parmi les ouvriers, il existe un système de primes qui s’élève de 18 à 20 francs par mois pour le premier tarif, de 10 à 12 francs pour le second et de 3 à 5 francs pour le dernier. Cette prime, destinée à parfaire les salaires est en fait la pire des entraves pour l’ouvrier car elle le met à la merci du patron qui peut la supprimer pour la moindre absence, même indispensable, l’enterrement d’un proche par exemple, ou encore un mariage. Cette année-là, cinq personnes d’une même famille ont dû s'absenter le dernier jour du mois et le premier jour du mois suivant ce qui a occasionné la perte de la prime sur deux mois, l'équivalent d'environ 150 francs. Pour ne pas perdre cet avantage, la plupart des ouvriers se marient à la mairie le samedi à cinq heures du matin avant d’attaquer leur journée de travail. La fête se fait le dimanche, et dès le lundi, les nouveaux époux sont de retour à l’usine.  

Les ouvriers doivent payer les réparations des machines qui se cassent pendant le travail, que ce soit de leur faute ou non : ce sont les amendes. Au bout de quinze ou vingt ans de travail, chaque ouvrier a payé, les unes après les autres, toutes les pièces de sa machine.  Avec ce système de primes et d’amendes, un ouvrier peut gagner 120 francs par mois, alors qu’un autre, réunissant les mêmes qualités professionnelles, avec la perte de la prime, le tarif inférieur et les amendes, en gagne à peine la moitié. (Aux usines Quinson les tarifs n’existent pas, ni la prime, ni les amendes.) À cela s'ajoutent les brutalités des directeurs, les vexations innombrables et les châtiments corporels sous forme de coups de pied. 


L’Éclaireur de l’Ain, 10 décembre 1899.



L’Éclaireur de l’Ain, 17 septembre 1899.

Alors pour mettre sa conscience au repos et donner à cet asservissement une apparence naturelle, Warnery organise tout un système d'œuvres à l’aspect philanthropiques : il fait des dons en argent, il paye le boulanger d’une quinzaine de familles. Jusque là tout va bien. Il crée la caisse de secours, la caisse noire, dans laquelle versent obligatoirement tous les ouvriers. Chaque homme paie 3 francs d’entrée et verse 1,50 francs par mois de cotisation, ce qui lui rapporte 2 francs d’indemnité par jour. Chaque femme paie 2 francs d’entrée et 1,25 francs par mois de cotisation pour obtenir 1 franc d’indemnité par jour (bonjour l'égalité !). Cela leur permet de payer le médecin en cas de maladie. Un cardeur écrit à l'Eclaireur de l'Ain au sujet de cette caisse :  « Il y a là-dedans un véritable nid de confiscations et d'abus, dont le moindre consiste à payer avec notre argent un médecin qui se donne ensuite un faux air de nous faire l'aumône. C'est nous seuls qui alimentons cette caisse noire dans laquelle il n'a jamais été possible de voir clair, c'est nous seuls qui devons l'administrer. » Il met également en place un système de coopératives : des marchandises sont fournies à l’ouvrier sur la garantie de son salaire après avoir, en plus, versé une caution.  Il arrive souvent qu’à la fin du mois, au lieu de toucher son salaire, l’ouvrier doit de l’argent à la coop. Il est donc complètement asservi à l’usine. Les logements vont avec les dons en argent, la caisse de secours et les coopératives. Les ouvriers sont logés dans la cité Cleyzeau qui offre salubrité, bien-être intérieur et commodités. Mais pour y rester il faut plaire au patron : une police d’usine est créée pour surveiller les ouvriers. Ce qu’ils gagnent en hygiène, ils le perdent en liberté et en tranquillité. Les ouvriers à l'esprit indépendant préfèrent donc aller loger dans les maisons insalubres. 

Affiche de mai 1968.

La grève

Cette oppression si caractérisée révolte les ouvriers. Mais comme le patronat veille, servi par sa police moucharde, ils se taisent, certains d’être brisés individuellement, sans profit pour la cause de l’émancipation. Cependant, la nécessité donne des forces et cimente les énergies. Quelques ouvriers décident finalement de fonder un syndicat pour regrouper leurs forces. Mais impossible de lutter au grand jour sous peine de renvoi immédiat. Ils s’organisent donc pour rallier leurs camarades d’atelier à leur cause en les rencontrant chez eux ou dans des caves. En une seule journée ils réussissent à recueillir 140 signatures, soit 140 adhésion au syndicat. Aucun des signataires ne connaît le nom de celui qui a adhéré avant lui : précaution indispensable pour convaincre les indécis ou les timides et déjouer les mouchards. Ils agissent ainsi pendant trois mois, sans que rien n’arrive aux oreilles du patron, ni à sa police. L’enthousiasme est tel qu’ils obtiennent 1120 adhésions sur 1450 ouvriers employés par Warnery.

Lorsque le grand patron apprend la création du syndicat, se voyant joué par ceux qu’il a jusque-là si audacieusement exploités, il n'a plus de limites dans sa furie. Il placarde des affiches menaçant les syndiqués de renvois en masse. Mal lui en prend puisque cet ultimatum aboutit à des adhésions plus nombreuses au syndicat. Une grande solidarité s’organise parmi les salariés de Warnery malgré l’existence des trois tarifs qui aurait pu faire craindre une abstention égoïste de la part de ceux bénéficiant du salaire de faveur. Mais il n’en fut rien, l’intérêt général passant avant l’intérêt de chacun. 

Le 7 août 1899, le syndicat existant depuis quinze jours à peine, six syndiqués sont chargés de présenter leurs revendications à Warnery. Ils demandent la suppression de la prime, l’unification des tarifs, la suppression des amendes et une augmentation de 0,25 francs par jour pour les jeunes ouvriers. L’entrevue a lieu à dix heures du matin. Warnery refuse de discuter les desiderata exprimés, prétextant que les délégués sont des gamins alors que les plus jeunes ont déjà dix ans d’usine derrière eux. En sortant de cet entretien, la grève est déclarée. Elle durera dix-sept jours. Calme et patiente les dix premiers jours, tumultueuse et énervée sur la fin. 

Les grévistes se réunissent chaque jour puis se dispersent sans manifester. Pourtant, sans que rien ne puisse motiver son arrivée, la force armée ne tarde pas à se montrer. Toutes les brigades de gendarmerie du département sont mobilisées et envoient une partie de leur effectif. Le sous-préfet de Belley vient aussi, mais sans mettre beaucoup d’ardeur à remplir son rôle de pacificateur impartial. Sa présence chez Warnery, avec lequel il dîne plusieurs fois, le rend suspect aux yeux des ouvriers. M. Autrand, le préfet de Bourg, comprend mieux ce qu’il a à faire et fait entendre à Warnery que s’il ne se décide pas à entamer des négociations, la gendarmerie sera retirée. Conseil ignoré par Warnery. 

Certainement las face à ses ouvriers qui ne faiblissent pas, Warnery décide à contrecœur de leur accorder en partie ce qu’ils réclament : les tarifs sont unifiés, la prime et les amendes sont supprimées. Les embourreurs n’obtiennent que la moitié de l’augmentation demandée. Après dix-sept jours de grève, le syndicat triomphant décide la reprise du travail. 

La grève du tissage à Armentières (Nord), cortège des grévistes à travers la ville, 1933.

Après la grève

Impossible pour Warnery de s’avouer vaincu. Comme il ne peut pas se lancer dans des renvois immédiats pour faits de grève, il utilise tout un tas de subterfuges pour tenter de désorganiser le syndicat et arrêter le mouvement ouvrier. La plupart des machines étant défectueuses, il avertit les ouvriers qu’il a dans le collimateur (les meneurs) qu’il va faire procéder à la réparation des machines, que cela va prendre du temps et qu’ils sont donc remerciés. Ils ont quinze jours pour quitter l’usine. 

Dès les premiers renvois, le syndicat se réunit plusieurs fois pour décider de l'attitude à prendre face à l’arbitraire patronal. La grève est votée une seconde fois par 408 voix sur 420 votants mais elle n’a pas lieu face à l’inertie d’un grand nombre d’anciens grévistes. Les faits sont tristes à constater, mais les ouvriers tenaysiens n’ont pas eu la même hargne que ceux des filatures Boucharlat à Serrière-de-BriordL’indifférence s’empare des ouvriers qui ont obtenu ce qu’ils demandaient lors de la première grève et se désolidarisent de leurs camarades qui les ont pourtant aidés à améliorer leur condition de travail.

À partir de ce moment-là, le syndicat périclite. Les syndiqués qui s’étaient inscrits plus par “contagion” que par conviction face à l’hostilité de Warnery et de ses directeurs, se retirent. Les présences aux réunions deviennent de moins en moins nombreuses et les cotisations ne sont plus payées. 

Pour rendre au syndicat une autorité qui commence à s’éteindre, les administrateurs font assigner devant le juge de paix de Saint-Rambert-en-Bugey, sept syndiqués qui ne veulent plus se soumettre aux statuts et payer leur cotisation malgré leur engagement. Lors du jugement, le syndicat est débouté de sa demande et condamné à payer des frais.  Ce rude coup porté à l’organisation ouvrière aboutit inévitablement à la dissolution de celui-ci. 

La plupart des ouvriers renvoyés sont partis s’installer à Villeurbanne dans le quartier des Charpennes. Un autre a ouvert un estaminet juste en face de l’usine, bravant ainsi l'orgueilleuse force patronale. Warnery finit par vendre ses trois usines à la société Suisse qui possède les usines Quinson. 


L’Éclaireur de l’Ain, 30 avril 1899.

Sources : L'Eclaireur de l'Ain
Les Temps nouveaux, 1902.



Le château Warnery.

Après la famille Warnery, la propriété fut habitée par les directeurs successifs des filatures dont Jean Quinson, ancien maire de Tenay. Inoccupée ensuite, un projet de maison de retraite est envisagé, mais n'ayant pu aboutir, ce sont les gendarmes qui s'y installèrent avec leurs familles jusqu'en 1974. Dans le sous-sol on créa des prisons. Depuis fin 1982, le château est occupé par des particuliers. 


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